Aller au contenu

Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1864, tome 1.djvu/65

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
59
SUR SHAKSPEARE.

nues, selon moi, nul autre temps et nul autre pays. Se placer dans l’intérieur des familles et ressaisir par là cet immense avantage de la variété des conditions et des idées qui élargit le domaine de l’art sans altérer la simplicité de ses effets ; trouver dans l’homme des passions assez fortes, des travers assez puissants pour dominer toute sa destinée, et cependant en restreindre l’influence aux erreurs qui peuvent rendre l’homme ridicule sans aborder celles qui le rendraient misérable ; pousser un caractère à cet excès de préoccupation qui, détournant de lui toute autre pensée, le livre pleinement au penchant qui le possède, et en même temps n’amener sur sa route que des intérêts assez frivoles pour qu’il les puisse compromettre sans effroi ; peindre, dans le Tartufe, la fourberie menaçante de l’hypocrite et la dangereuse imbécillité de la dupe, pour en divertir seulement le spectateur et en échappant aux odieux résultats d’une telle situation ; rendre comiques, dans le Misanthrope, les sentiments qui honorent le plus l’espèce humaine en les contraignant de se resserrer dans les dimensions de l’existence d’un homme de cour ; arriver ainsi au plaisant par le sérieux, faire jaillir le ridicule des profondeurs de la nature humaine, enfin soutenir incessamment la comédie en marchant sur le bord de la tragédie : voilà ce qu’a fait Molière, voilà le genre difficile et original qu’il a donné à la France, qui seule peut-être, je le pense, pouvait donner à l’art dramatique cette direction et Molière.

Rien de pareil ne s’est passé chez les Anglais. Asile des mœurs comme des libertés germaines, l’Angleterre suivit, sans obstacle, le cours irrégulier, mais naturel, de la civilisation qu’elles devaient enfanter. Elle en retint le désordre comme l’énergie, et jusqu’au milieu du XVIIe siècle, sa littérature, aussi bien que ses institutions, en fut l’expression sincère. Quand le théâtre anglais voulut reproduire l’image poétique du monde, la tragédie et la comédie ne s’y séparèrent point. La prédominance du