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Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1864, tome 1.djvu/74

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ÉTUDE

avec une égale vérité, concourent par leur rapprochement à la puissance de l’effet. Quoi de plus frappant, en ce genre, que le rôle de Shylock ? Cet enfant d’une race humiliée a les vices et les passions qui naissent d’une condition pareille ; son origine l’a fait ce qu’il est, haineux et bas, craintif et impitoyable ; il ne songe point à s’affranchir de la loi, mais il est ravi de pouvoir l’invoquer une fois, dans toute sa rigueur, pour assouvir cette soif de vengeance qui le dévore ; et lorsque, dans la scène du jugement, après nous avoir fait trembler pour les jours du vertueux Antonio, Shylock voit inopinément se retourner contre lui l’exactitude de cette loi dont il triomphait avec tant de barbarie, lorsqu’il se sent accablé à la fois sous le péril et le ridicule de sa position, l’émotion et la moquerie s’élèvent presque en même temps dans l’âme du spectateur. Preuve singulière de la disposition générale de l’esprit de Shakspeare ! Il a traité, sans mélange de comique ou même de gaieté, toute la partie romanesque du drame, et la vraie comédie ne se rencontre que là où est Shylock, c’est-à-dire la tragédie.

C’est qu’il est vain de prétendre fonder, sur la distinction du comique et du tragique, la classification des œuvres de Shakspeare ; ce n’est point entre ces deux genres qu’elles se divisent, mais entre le fantastique et le réel, le roman et le monde. Dans la première classe se rangent la plupart de ses comédies ; la seconde comprend toutes ses tragédies, scènes immenses et vivantes où toutes choses apparaissent sous leur forme solide, pour ainsi dire, et à la place qu’elles occupent dans une civilisation orageuse et compliquée ; là, le comique intervient aussi souvent que son caractère de réalité lui donne le droit d’y entrer et l’avantage de s’y montrer à propos. Falstaff y marche à la suite de Henri V, Dorothée Tear-Sheet à la suite de Falstaff ; le peuple y entoure les rois, les soldats s’y pressent auprès des généraux ; toutes les conditions de la société, toutes les faces de la destinée humaine y paraissent pêle-mêle et tour à tour, avec la