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Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1864, tome 1.djvu/9

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SUR SHAKSPEARE.

la vie habituelle, un accès de mouvement et de liberté, une abondance relative, c’est là tout ce que cherche le peuple dans les fêtes où il agit seul ; ce sont là toutes les jouissances qu’il sait se procurer. Cependant ces hommes sont nés pour sentir des joies plus nobles et plus vives ; en eux reposent des facultés que la monotonie de leur existence laisse s’endormir dans l’inaction : qu’une voix puissante les réveille ; qu’un récit animé, un spectacle vivant viennent provoquer ces imaginations paresseuses, ces sensibilités engourdies, et elles se livreront à une activité qu’elles ne savaient pas se donner elles-mêmes, mais qu’elles recevront avec transport ; et alors naîtront, sans le concours de la multitude, mais en sa présence et pour elle, de nouveaux jeux, de nouveaux plaisirs qui deviendront bientôt des besoins.

C’est à de telles fêtes que le poëte dramatique appelle le peuple assemblé. Il se charge de le divertir, mais d’un divertissement que le peuple ne connaîtrait pas sans lui. Eschyle retrace à ses concitoyens la victoire de Salamine, et aussi les inquiétudes d’Atossa et la douleur de Xerxès ; il charme le peuple d’Athènes, mais en l’élevant à des émotions, à des idées qu’Eschyle seul peut exalter à ce point ; il communique à cette multitude des impressions qu’elle est capable de ressentir, mais qu’Eschyle seul sait faire naître. Telle est la nature de la poésie dramatique ; c’est pour le peuple qu’elle crée, c’est au peuple qu’elle s’adresse, mais pour l’ennoblir, pour étendre et vivifier son existence morale, pour lui révéler des facultés qu’il possède, mais qu’il ignore, pour lui procurer des jouissances qu’il saisit avidement, mais qu’il ne chercherait même pas si un art sublime ne les lui apprenait en les lui donnant.

Et il faut bien que le poëte dramatique poursuive cette œuvre ; il faut bien qu’il élève et civilise, pour ainsi dire, la foule qu’il appelle à ses fêtes : comment agir sur les hommes assemblés, sinon en s’adressant à