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Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1872, tome 11.djvu/28

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LA PATRIE.

protestation. Tandis que les peuples sont prosternés dans la plus abjecte servitude, nous aimons à l’entendre rappeler, sans colère, sans violence, avec l’impartiale sérénité du génie, les hautes traditions de sa patrie.

À la fin du seizième siècle, à cette sombre époque où le droit divin opprime le monde, quand Philippe II rêve, au fond de l’Escurial, sa monarchie universelle, quand la France passe du bon plaisir des Valois au bon plaisir des Bourbons, quand l’Angleterre est léguée par les Tudors aux Stuarts, quand l’Armada détruite, les catholiques suppliciés, les puritains décimés ont fait de la fille d’Anne de Boleyn la sultane toute-puissante de l’Angleterre, quand, exerçant la double suprématie du pape et de l’empereur, maîtresse de toutes les consciences comme de toutes les destinées, arbitre de la foi, arbitre de la loi, Élisabeth trône, la tiare au front, quand le Parlement n’a même plus de droit de remontrance, quand toutes les libertés publiques sont absorbées dans le caprice souverain, alors Shakespeare se lève et proteste. Brusquement, en face de cette cité esclave, le magicien sublime évoque la redoutable Londres d’autrefois. Devant ce misérable Westminster où l’on divinise la tyrannie, il élève subitement le formidable Westminster où on la détrône. En opposition à ce Parlement servile qui laisse sans mot dire emprisonner ses membres par la royauté, il assemble le Parlement national qui fait la royauté prisonnière. Prodigieux exemple ! Cette monarchie impériale qui prétend tenir son mandat d’en haut et, par un ambitieux blasphème, s’assimile à Dieu même, il la traduit à la barre du peuple, humiliée, garrottée, furieuse, frémissante, éperdue ; là, après lui avoir présenté le miroir de son passé, il la proclame indigne, il la dépouille de ses attributs, il lui enlève l’épée de justice, il lui retire le sceptre, il lui arrache la couronne !