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Page:Société de l’enseignement supérieur - Revue internationale de l’enseignement, volume 37, juin 1899.djvu/257

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L’HISTOIRE EXPLICATIVE ET LA SOCIOLOGIE

institution, par les qualités des races, il invoque, qu’il s’en doute ou non, les lois de l’anthropologie.

Mais l’histoire ainsi comprise est encore, au dire de Michelet « trop peu matérielle. Sans une base géographique, le peuple, l’acteur historique, semble marcher en l’air, comme dans la peinture chinoise où le sol manque. Le sol n’est pas seulement le théâtre de l’action. Par la nourriture, le climat, etc., il y influe de cent manières. Tel le nid, tel l’oiseau. Telle la patrie, tel l’homme ». À la fois poète et philosophe, Michelet exprime ainsi, en un style imagé, les idées-mères de toute explication qui cherche, dans la terre même, une des raisons qui déterminent la conduite de ceux qu’elle porte. Lorsqu’un historien, par exemple, commençant son récit par une description du théâtre des événements, signale, avec Curtius, l’influence de la montagne sur le caractère conservateur de Sparte, ou l’influence de la mer sur le caractère démocratique d’Athènes, il fait appel, inconsciemment ou consciemment, à des propositions générales, celles-là mêmes qui définissent les effets matériels ou moraux que telle forme terrestre doit, toutes choses égales d’ailleurs, exercer partout où elle se rencontre.

Ces exemples suffisent à le prouver : l’historien, lorsqu’il explique véritablement un fait, remonte, qu’il le veuille ou non, à quelque proposition générale. En ce sens, il ne faut pas opposer, comme semblait le faire M. Seignobos, à la connaissance abstraite des rapports généraux entre les faits, l’étude explicative de la réalité : l’une suppose l’autre. Et si la vérité d’une explication historique dépend d’abord de l’exactitude des faits rapportés, elle ne dépend pas moins de la certitude des lois invoquées. Pour franchir les siècles, s’il faut à l’historien les semelles de plomb du document, il lui faut aussi l’aile de feu des idées.

Or, Messieurs, parmi ces formules directrices de l’histoire, je dis qu’il en est de proprement sociologiques. Je dis que, pour expliquer nombre de faits particuliers, les historiens sont amenés à invoquer l’action, non pas seulement des formes corporelles ou des formes terrestres, mais des formes sociales, de celles-là même dont l’intuition du peuple pressentait justement la réalité et l’efficacité.

Rappelez-vous le tableau que présente Guizot du caractère féodal : l’oisiveté du seigneur dans son château, par suite, son esprit d’aventures, qui le pousse à chercher bataille sur les grand’routes, son amour des contes et des chants, qui rendent les veillées moins longues, son respect de la femme, compagne de la solitude et gardienne du foyer, son attachement aux traditions, legs des ancêtres ; tous ces traits rassemblés, de quoi l’historien les fait-il dépendre ? D’un phénomène social, « l’isolement », l’absence de rapprochement fréquent et continu entre les masses d’hommes. La notion des propriétés des sociétés clairsemées, opposées aux propriétés des sociétés denses, voilà la majeure de ce raisonnement. Et, Guizot, s’en rend si bien compte, qu’il éprouve le besoin d’exprimer lui-même le postulat essentiel de toute explication sociologique. « Toutes les fois qu’un homme est placé dans une certaine position, la partie de sa nature morale qui correspond à cette position se développe forcément en lui ». Nous ouvririons les ouvrages de Tocqueville, et principalement ce troisième volume de la Démocratie en Amérique, dans lequel il mesure ana-