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Page:Sophocle (tradcution Masqueray), Tome 2.djvu/154

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Philoctète. — O langue bien-aimée ! Ah ! se peut-il que je n’entende un Grec m’adresser la parole qu’après un temps si long ! Pourquoi, mon fils, pourquoi as-tu abordé ici ? Quelle nécessité, quel dessein, quel bon vent t’a poussé ? Dis-moi tout cela, que je sache qui tu es.

Néoptolème. — Je suis né dans l’île de Scyros ; je retourne chez moi ; je m’appelle le fils d’Achille, Néoptolème. Tu sais tout maintenant[1].

Philoctète. — Fils d’un père que j’aime tant, enfant d’un pays qui m’est si cher, nourrisson du vieux Lycomède[2], comment as-tu abordé sur cette terre ? D’où viens-tu ?

Néoptolème. — J’arrive d’Ilion aujourd’hui même.

Philoctète. — Comment dis-tu ? Car tu ne t’étais pas embarqué avec nous, toi, au début de l’expédition contre Ilion.

Néoptolème.(Il feint l’étonnement.) Tu en étais, toi, de cette entreprise ?

Philoctète.(Décontenancé.) Mon enfant, tu ne sais pas qui tu as devant toi.

Néoptolème. — Comment connaître qui je n’ai vu jamais ?

Philoctète. — Tu n’as jamais entendu prononcer mon nom ? Tu ne connais rien des malheurs qui m’ont perdu ?

Néoptolème. — Je ne sais rien, sache-le, de ce que tu me demandes.

Philoctète.(Avec passion.) Faut-il que je sois malheureux, que je sois haï des dieux, moi dont la renommée, dans l’état misérable où me voici, n’est même pas arrivée jusque chez moi, ni dans aucun coin du pays grec ! Et ceux qui m’ont criminellement jeté ici se rient en


    une réponse immédiate. Le vieillard est très irritable : dix années de souffrance et d’abandon, comme le constate le coryphée v. 1045 sq., ne lui ont pas encore appris la résignation.

  1. Au début de ce long dialogue, Néoptolème, qui n’est pas encore très sûr de lui, ne joue son rôle qu’en pesant ses mots. Sa réserve calculée contraste avec la fougue de son interlocuteur. De là cette fine remarque de Fénelon, qui fait dire ici à son Philoctète : « Des paroles si courtes ne contentaient pas ma curiosité… »
  2. Achille dit lui-même, Il. XIX, 326, qu’il avait laissé son fils à