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Page:Sophocle (tradcution Masqueray), Tome 2.djvu/236

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sommes Troie tout entière soit prise : s’il ment dans sa prédiction, il consent volontiers qu’on le mette à mort. Maintenant donc que tu connais ces choses, cède de plein gré. Quel avantage pour toi, après avoir été jugé le plus brave des Hellènes, de trouver d’abord des mains qui te guérissent, puis, quand tu auras pris Troie, qui nous a coûté tant de larmes, d’acquérir la gloire la plus éclatante !

Philoctète. — Vie odieuse, pourquoi me retiens-tu encore sur la terre, dans la lumière, et ne m’as-tu pas laissé aller dans l’Hadès ? Ah ! que faire ? Comment ne pas ajouter foi aux paroles de cet homme qui ne m’a donné des conseils que par bienveillance ? Faut-il donc que je cède[1] ? Mais alors comment après cela me montrerai-je, infortuné, en plein jour ? A qui adresserai-je la parole ? Et vous, mes yeux, qui avez vu tout ce qu’on m’a fait, comment supporterez-vous que je vive avec les fils d’Atrée, qui m’ont perdu et avec le fils maudit de Laërte ? Ce n’est pas la douleur du passé qui me tourmente, c’est tout ce qu’il me faut encore supporter de ces gens-là, et que je ne prévois que trop. Ceux dont l’intelligence se met une fois à enfanter des crimes ne tardent pas à devenir en tout des criminels[2]. — (A Néoptolème.) Et de toi-même il y a une chose qui me surprend : loin d’aller jamais en personne à Troie, tu devrais m’en éloigner moi-même, puisqu’ils t’ont fait injure, en te dépouillant des armes glorieuses de ton père[3]. Malgré cela tu veux combattre avec eux et tu me forces à en faire autant. Non, mon fils, garde-t’en bien. Tout au contraire, comme tu me l’as juré, ramène-moi dans mon pays, et toi-même, pendant que tu resteras à Scyros, laisse misérable-

  1. Il est ébranlé. Qui ne le serait à sa place ? Deux choses lui sont promises, assurées : la guérison, la gloire. Il n’arrive à se reprendre, qu’en se rappelant la cruauté de ceux qui l’ont abandonné. Cette hésitation, si humaine, prépare l’intervention décisive d’Héraclès.
  2. Entendez que l’avenir, à cause du passé, reste menaçant pour lui et que ceux qui l’ont une fois trompé pourront le tromper encore.
  3. L’argument est très fort. Sophocle fait bien de ne pas y insister. Qu’aurait pu répondre Néoptolème ? Cf. p. 96, note 4.