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Page:Sophocle (tradcution Masqueray), Tome 2.djvu/394

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douloureux, il les enlace de ses mains et dit : « Mes filles, aujourd’hui vous n’avez plus de père. Tout est fini pour moi. Vous n’aurez plus le soin pénible de me nourrir et je sais comme il a été douloureux, mes enfants ; mais un seul mot vous paie de toutes ces fatigues : il n’y a personne qui vous ait plus aimées que ce père dont vous allez être privées pendant le reste de votre vie[1]. » Voilà comme, en se tenant étroitement embrassés les uns les autres, ils pleuraient tous les trois avec des sanglots. Quand ils eurent fini de gémir et qu’aucun cri ne s’élevait plus, un silence se fit et soudain une grande voix prononça son nom, qui nous fit subitement à tous dresser les cheveux de terreur. Un dieu[2] par des cris répétés l’appelle : « Holà ! Holà ! Œdipe, qu’attendons-nous pour nous mettre en route ? Tu nous fais perdre du temps. « Dès qu’il comprit qu’un dieu l’appelle, il ordonne au roi du pays, à Thésée, de s’approcher de lui. Quand celui-ci fut près : « Cher ami, dit-il, donne ta main, gage antique de ta foi, à mes filles, et vous, mes enfants, donnez-lui la vôtre. Promets-moi de ne jamais les abandonner volontairement et de faire en chaque occasion pour elles ce que ta bienveillance t’inspirera d’utile. » Et Thésée, en homme généreux, maîtrisant son émotion, promit avec serment à son hôte de faire ce qu’il demandait. Cela accompli, aussitôt Œdipe touche

  1. On objectera peut-être qu’en aimant ainsi ses filles, Œdipe n’a fait que son devoir de père et que le seul mot (ἒν γὰρ μόνον… ἔπος) dont il prétend payer leurs longues fatigues, nous semble un peu court. Mais l’amour paternel, si profond qu’il fût, ne comportait pas dans l’antiquité cette communion de sentiments, faite de tendresse, où il a fini par arriver chez les modernes, et il restait toujours un peu tyrannique. Héraclès, dans les Trachiniennes, v. 797 sq., n’ordonne-t-il pas à son fils de s’approcher de lui, même si sa propre mort doit entraîner la sienne ? En parlant ainsi, il n’a pas conscience de son égoïsme, qu’aucun commentateur ancien n’a remarqué.
  2. Sophocle ne dit pas quel est ce dieu. D’ordinaire le mourant était ainsi appelé par Charon, vieillard impatient, qui n’aimait pas qu’on le fit attendre, sans doute parce que, s’il avait accordé des délais à ses passagers, ceux-ci en auraient abusé. Dans l’Alceste d’Euripide, v. 254, debout dans sa barque et la main sur sa perche,