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Page:Sophocle - Œdipe Roi, trad. Bécart, 1845.djvu/132

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dans le cinquième acte on récite les fureurs du roi désespéré ; le chœur chante ses infortunes, et Jocaste et Œdipe s’entretiennent de leurs maux : celui-ci s’en va en exil pour emporter avec lui la famine, la maladie, la douleur.

En dernière analyse, Sénèque est presque partout le contre-pied, la cacographie, la charge (la caricatura, comme disent les italiens,) de Sophocle. Ce grand tragique ouvre la scène par le plus sublime des tableaux : un roi sur le seuil de son palais, tout un peuple gémissant autour de lui, des autels dressés partout dans la place publique, des cris de douleur. L’autre présente le roi qui se plaint à sa femme, comme un rhéteur l’aurait fait du temps de Sénèque même. Sophocle ne dit pas un mot qui ne soit nécessaire : tout est nerf chez lui, tout contribue au mouvement. Sénèque est partout surchargé, accablé d’ornements ; c’est une masse d’embonpoint qui a des couleurs vives et point d’action. Sophocle est varié naturellement ; Sénèque ne parle que d’oracles, de sacrifices, de symboles, d’évocations des Mânes. Sophocle agit plus qu’il ne parle, il ne parle même que pour l’action, et Sénèque n’agit que pour parler et haranguer. Tirésias, Jocaste, Créon, n’ont point de caractère chez ce dernier ; Œdipe même n’y est point touchant. Quand on lit Sophocle, on est affligé ; quand on lit Sénèque, on a horreur de ses descriptions, on ne conçoit que du dégoût pour ses longueurs et pour ses déclamations rebutantes.

De tout cela on peut conclure en général qu’il y a autant de différence entre les tragédies grecques et les tragédies latines qui nous restent, qu’entre le goût sain de l’architecture ionienne, dorienne ou corinthienne, et le goût dégénéré de l’architecture gothique. Cette comparaison semblera peut-être d’autant plus exacte, que tout l’art des tragédies latines qui nous sont conservées, consiste, et dans de grandes peintures outrées, semblables a ces piliers à perte de vue, et dans des sentences, dans ce clinquant et ce brillant qui a véritablement le mérite des ouvrages délicats et de ces ornements étoilés, de ces ciselures ou dentelures que l’on voit dans les édifices gothiques.

Juste Lipse ne loue que deux tragédies de Sénèque : la Médée et la Thébaïde, et cette louange est encore évidemment outrée et sans fondement solide. Dans les autres pièces il voit de bonnes choses mêlées à beaucoup de défauts. Scaliger loue à perte d’haleine les tragédies latines ; il va même jusqu’à les préférer a celles des Grecs. S’il y a parfois de la grandeur et du ton tragique, il y a trop souvent de l’affectation et de l’enflure. Le style et la diction sont loin d’être toujours châtiés. S’il y a des sentences justes et spirituelles, il y en a d’informes, de manquées, de petites, de frivoles, d’obscures, qui frappent au premier coup d’œil, mais dont une vue plus tranquille aperçoit tout le ridicule. Ce ne sont pas des traits de vive flamme, mais des étincelles ; ce n’est pas l’essor vigoureux d’une belle et féconde imagination, ce sont de vains efforts de rêves et de songes bizarres. Ce qui met le comble à ces défauts, c’est qu’ils se représentent sans cesse et jusqu’au dégoût. Il faut avouer, après tout, que le sentiment dépravé du siècle a contribué beaucoup à l’imperfection de ces pièces.

Cependant , quelqu’inférieur que soit Sénèque à Sophocle, à Virgile, à Horace, il est important de voir la différence de style de ces auteurs et de les comparer avec leurs beautés et avec leurs défauts, pour accoutumer, comme dit Rollin, les jeunes gens à connaître la différence des styles, afin de mieux se former le goût par des rapprochements curieux et par les contrastes des défauts à éviter et des beautés a suivre comme exemples. Sénèque, a dit encore Rollin, offre une foule d’endroits admirables, pleins de feu et de vivacité, mais qui n’ont pas toujours la justesse et toute l’exactitude qu’on pourrait souhaiter. En lisant l’Œdipe latin de cet auteur, il faut toujours avoir sous les yeux le style et la manière si admirable de Sophocle, pour ne point se laisser séduire par les dehors brillants d’un auteur guindé et qui ne se tient pas du tout dans les limites du vrai et du beau.