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Page:Sophocle - Œdipe Roi, trad. Bécart, 1845.djvu/23

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Non-seulement la traduction de M. J. Chénier[1], malgré quelques détails rendus avec correction et élégance, malgré beaucoup de vers qui approchent de la perfection poétique du pur et admirable Racine, est bien loin de nous transmettre fidèlement l’Œdipe d’après le texte, mais elle s’arrête toujours en deçà du sublime et semble reculer devant des beautés tragiques du premier ordre. Elle n’a ni l’accent lyrique, simple et éloquent, ni cette lucidité poétique, ni ce charme entraînant par lesquels nous séduit Voltaire, ni même le langage pleinement tragique et digne de la majesté de l’antique Melpomène. Ce n’est point assez pour égaler la grâce, la douceur, la force, la simplicité, l’élégance et la sublimité de Sophocle, que d’en traduire les idées avec netteté, avec précision, avec régularité dans les tours : il faut en faire une véritable revivification, une sorte de palingénésie dramatique ; il faut en reproduire le fond et la forme, l’expression simple, exacte et toujours noblement soutenue. Si cependant la traduction de M. J. Chénier n’est pas du tout complète et littérale, quant au sujet traité par Sophocle avec tant d’art et d’ensemble, quant à la beauté et à l’exactitude du dialogue, elle est assez fidèle pour l’ordre des actes et des scènes et pour le détail de cette admirable composition, le plus beau chef-d’œuvre en ce genre de l’esprit et du génie humains.

  1. M. J. Chénier n’a paru pouvoir être rangé dignement que parmi les premiers tragiques du second ordre, les Ducis et les Crébillon, qui, moins corrects, moins sévères, mais plus pathétiques, ont parfois des beautés supérieures. La tragédie, pour Chénier, est plus philosophique et plus instructive que l’histoire, selon la pensée d’Aristote. Aussi l’inclination du poète, tournée aux conceptions politiques, lui a-t-elle suggéré le choix des sujets les plus grands et le plus propres à renfermer des leçons graves pour les peuples et pour les rois. L’Œdipe de Chénier fut l’un des derniers pas de cet auteur dans la carrière dramatique, comme l’Œdipe de Voltaire avait été le premier de ce brillant poète. Chénier, moins assuré dans sa marche, moins éclairé sur son art, se serait plus égaré encore que lui dans son jeune âge. Enclin à suivre la méthode vive et rapide de Voltaire, imbu de ses principes nouveaux, son esprit s’accoutuma très-tard à la manière simple et forte des poètes de l’antiquité.