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Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/315

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CRÉON.

Que dis-tu ? quel est l’homme qui a eu cette audace ?

LE GARDE.

Je ne sais ; en effet, le sol n’était ni entamé par la bêche[1], ni creusé par la pioche ; la terre ferme et âpre n’était ni fendue[2], ni sillonnée par les roues d’un char, nul indice ne pouvait déceler l’auteur. Dès que le premier garde de jour nous eut révélé le fait, ce fut pour tous une triste surprise ; car le corps, sans être inhumé, n’était plus apparent ; une légère couche, de poussière jetée à la hâte, comme pour éviter le sacrilège[3], le couvrait. Nulle trace de bête farouche , ni de chien, venu pour le déchirer , n’y apparaissait. Alors éclatèrent les injures réciproques, les gardes s’accusaient mutuellement, et déjà on allait en venir aux coups, et personne n’était là pour calmer la querelle ; chacun semblait être le coupable, mais nul ne pouvait être convaincu de complicité, les preuves manquant. Nous étions tous prêts à manier le fer brûlant[4], à traverser le feu, à attester les dieux par serment que nous n’étions ni coupables, ni complices de celui qui avait conçu le crime , ou qui l’avait exécuté. Enfin, nos recherches n’aboutissant à rien, l’un de nous ouvrit un avis, qui nous fit tous baisser les yeux de crainte. Car nous ne pouvions ni contredire, ni indiquer rien à faire, qui pût nous tirer d’embarras. Il fallait, disait-il, te faire un fidèle récit, et ne rien cacher. Cet avis prévalut, et c’est moi, infortuné ! que le sort condamna à cette triste commission. C’est à

  1. Le texte dit γενῆδος, hache.
  2. Αρρὼξ, sans fissures.
  3. Une loi d’Athènes déclarait sacrilège celui qui passait devant un cadavre abandonné, sans le couvrir de poussière. V. le scholiaste sur ce vers ; Elien, v. h. 14 : Horace, I. Od. 28, v. 3.
  4. C’est peut-être le plus ancien témoignage de cette superstition longtemps en vigueur chez les peuples septentrionaux, et généralement connue sous le nom de jugement de Dieu. Ou la retrouve aussi dans Virgile [Enéide, XI, 787) ; c’est un Hirpin qui parle :
    . . . Et medium freti pietate per ignem
    Cultores multa premiums vestigia pruna.