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Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/68

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geante pour mon cœur, lorsque apprenant ta destinée, j’allai, cher Ajax, à la poursuite de les traces ! En effet, la renommée, aussi prompte que la voix d’un dieu, avait publié parmi tous les Grecs que tu avais cessé de vivre. À cette nouvelle, alors éloigné de toi, je pleurai ; à présent je te vois, et je meurs. Hélas !… Eh bien ! découvrez ce corps ; je veux contempler mon malheur dans toute son étendue. O trop cruelle résolution ! ô spectacle horrible ! quel avenir de douleurs ta mort me prépare ! En quels lieux, chez quels mortels pourrai-je porter mes pas, moi qui, dans tes maux, ne te fus d’aucun secours ? Certes Télamon, ton père et le mien, m’accueillera avec un visage serein et bienveillant, quand il me verra revenir sans toi ! Ne dois-je pas m’y attendre ? Jamais plus heureuse nouvelle n’appela le sourire sur ses lèvres. Gardera-t-il le silence ? quel outrage m’épargnera-t-il ? Il dira que je suis le fils illégitime[1] d’une captive ; que je t’ai abandonné, cher Ajax, par crainte, par lâcheté, ou même par artifice, pour posséder après ta mort ton palais et tes richesses. Ainsi parlera ce vieillard irascible, aigri par son grand âge, qu’un rien irrite et exaspère, et enfin je serai chassé de ma patrie, et traité non en homme libre, mais en esclave. Voilà les maux qui m’attendent dans mes foyers. Ici, devant Troie, mille ennemis et peu de défenseurs. Voilà tout ce que ta mort me donne. Hélas ! que dois-je faire ? comment te détacherai-je, malheureux, de ce fer cruel, dont le fil meurtrier a tranché tes jours ? Pensais-tu qu’un jour Hector, après son trépas, causerait ta perte ? Au nom des dieux, voyez le sort de ces deux guerriers : Hector, attaché à un char par le baudrier qu’il avait reçu d’Ajax, a été trainé dans la poussière et déchiré, jusqu’à ce qu’il eût expiré[2] ; Ajax,

  1. Νόθον, bâtard. À Athènes, était réputé illégitime celui qui, né d’un père athénien, avait pour mère une étrangère ; et, d’après les lois de Solon, il ne jouissait pas du droit de cité.
  2. On voit qu’ici Sophocle s’écarte en plusieurs points du récit d’Homère, Iliade, ch. XXII.