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Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/143

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leuses, il les emporta tous, disant qu’ils corrompoient mon bon naturel et me gâtoient l’esprit ; car c’étoit ainsi qu’il l’estimoit. Il en trouva de si amoureux, qu’ils servirent beaucoup à enflammer son cœur, avec la vue de la fille de l’avocat qui payoit ma pension. Notez que l’amour triomphe aussi bien du bonnet carré des pédans que de la couronne des rois. Ce qui l’invitoit davantage à suivre l’empire de ce petit dieu est qu’il voyoit sa puissance révérée et estimée dans presque tous les livres des philosophes. Vaincu d’un si doux trait, il commença de rechercher les moyens de plaire à sa dame et s’habilla plus curieusement qu’il n’avoit fait ; car, au lieu qu’il n’avoit accoutumé de changer de linge que tous les mois, il en changeoit tous les quinze jours ; à chaque matin il retroussoit sa moustache avec le manche d’une petite cuiller à marmite, et le ravaudeur notre portier fut employé deux journées à mettre des manches neuves à sa soutane et à recoudre des pièces en quelques endroits déchirés. Jamais il ne s’étoit regardé chez lui que dans un seau d’eau ; mais alors il fut bien si prodigue d’acheter un miroir de six blancs, où il ne cessoit de regarder s’il avoit bonne grâce à faire la révérence, ou quelques autres actions ordinaires, et quelque-fois il avoit beaucoup de peine, car il avoit envie de voir s’il avoit bonne façon en lisant, et, ayant jeté les yeux sur son Marc-Tulle[1], qu’il tenoit en ses mains, il les relevoit vers le miroir ; mais il ne pouvoit contenter son désir, parce qu’il trouvoit que son image, qui y étoit représentée, haussoit la tête aussi bien que lui, et ne regardoit plus dans le livre ; de sorte qu’il eût bien voulu tourner sa vue en même temps en deux lieux. Encore qu’il fût soigneux de son corps, ce n’étoit pas qu’il se proposât de gagner la bienveillance de sa maîtresse par ce seul moyen ; les qualités de son esprit, qui lui sembloient éminentes, étoient les forces auxquelles il se fioit le plus : tous les jours il feuilletoit les livres d’amour qu’il m’avoit pris, et en tiroit les discours qui étoient les meilleurs à son jugement pour en emplir dorénavant sa bouche. Entre ces volumes, il y en avoit un plein de métaphores et d’antithèses barbares, de figures si extraordinaires, qu’on ne leur peut donner de nom, et d’un galimatias continuel où

  1. Cicéron.