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Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/267

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bien aises d’avoir de la tablature pour en gagner leur vie.

Clérante, cependant, s’étoit approché de deux vieillards qui n’adonnoient pas du tout leurs esprits à écouter ma musique ; ils devisoient sérieusement ensemble d’une chose qui le touchoit, non pas en qualité de joueur de cymbales, mais en celle de grand seigneur. Il faisoit semblant de ne les pas ouïr, afin qu’ils ne cessassent point de parler si haut, et ne les regardoit pas seulement, encore qu’il ne dût point craindre qu’ils se retinssent de dire devant lui tout ce qu’ils pensoient, parce que, le prenant pour un badin[1], ils ne le jugeoient pas même capable de comprendre leurs raisons. Clérante a été en ce pays-ci quelques jours, à ce que l’on m’a appris, disoit l’un, mais il s’en est déjà allé ce matin ; j’en suis fort aise, car je l’aimerois mieux en Turquie qu’ici ; je l’ai toujours haï depuis que je le connois. Il est extrêmement vicieux, il est du tout adonné au vin et aux femmes, et fait quelquefois des actions qui dérogent grandement à sa qualité. Je prise plus mon fermier, qui vit en bon et loyal paysan, comme le ciel l’a fait naître, que lui, qui ne vit pas en grand seigneur, combien qu’il le soit d’extraction. Il ne vous déplaira plus guère longtemps, répondit l’autre, je vous apprends en ami, avec la prière d’être secret, que quelques gens, qui ont maintenant beaucoup de puissance dans l’État, se sont délibérés de se défaire de lui sans bruit, maintenant qu’il est hors de la cour. Ils avoient envoyé ici un homme avec ce dessein-là ; mais il n’a pu exécuter leur intention. Je ne sçais s’il en aura meilleur moyen sur les chemins où il le trouvera.

Encore que celui-ci dit ces paroles plus bas que toutes les autres, qu’il avoit tenues auparavant, Clérante les entendit bien ; et, pour dissiper la fâcherie que lui donnoit la mauvaise entreprise que l’on machinoit contre lui, il alla prier un valet de lui verser à boire, et dit qu’il avoit de telle façon écorché sa gorge à force de chanter, qu’il étoit perdu, s’il ne l’adoucissoit en faisant pleuvoir du vin tout du long jusqu’au réceptacle de ses boyaux. L’on lui en donna tant qu’il voulut, et, s’étant retiré à un coin, il tira d’un bissac quelques reliquats de la noce, dont je lui arrachai goulûment de bonnes nippes, et, les allant manger auprès de la fenêtre, je vis de-

  1. Sot.