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Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/41

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que nous ayons, en porte-t-il son nom, à cause qu’il l’a aimé ou qu’il l’a inventé. J’ai connu un jeune gentilhomme qui avoit mal aux jambes ; l’on lui défendoit le vin, comme vous me faites, de peur d’empirer sa douleur : sçavez-vous ce qu’il faisoit ? Il se couchoit tout au contraire des autres, et mettoit ses pieds au chevet, afin que les fumées de Bacchus descendissent à sa tête. Quant à moi, qui suis blessé en l’autre extrémité, je suis d’avis de me lever et me tenir droit, à celle fin que, voyant que le vin que je boirai descendra à mes pieds plutôt que de monter à ma tête, vous ne soyez pas si sévère que de me l’interdire. De fait, Francion, ayant dit ces paroles, demanda ses chausses à son valet pour se lever. Le barbier, lui voulant montrer son sçavoir, essaya de lui prouver que les raisons qu’il avoit données ne valoient rien du tout, et qu’elles étoient plutôt fondées sur des maximes de l’hôtel de Bourgogne[1] que sur des maximes des écoles de médecine. Là-dessus il vint à lui discourir en termes de son art barbares et inconnus, pensant être au suprême degré de l’éloquence en les profèrant, tant il étoit blessé de la maladie de plusieurs, qui croient bien parler tant plus ils parlent obscurément, ne considérant pas que le langage n’est que pour faire entendre les conceptions, et que celui qui n’a pas l’artifice de les expliquer à toutes sortes de personnes est taché d’une ignorance presque brutale. Francion, ayant eu la patience de l’écouter, lui dit que tous ses aphorismes n’empêcheroient pas qu’il ne se levât ; mais toutefois qu’il ne boiroit point de vin, et que ce qu’il en avoit dit n’étoit que par manière de devis. C’est à faire aux esprits bas, continua-t-il, à ne point pouvoir de telle sorte commander sur eux-mêmes qu’ils ne sçachent restreindre leurs appétits et leurs envies ; pour moi, bien que j’aime ce breuvage autant qu’il est possible, je m’abstiendrai facilement d’en goûter, et je ferois ainsi de toute autre chose que

  1. Le théatre de l’hôtel de Bourgogne, situé rue Mauconseil, à l’endroit où, en 1784, fut construite la halle aux Cuirs, était célèbre par les quolibets qu’y débitaient Gauthier-Garguille, Gros-Guillaume, et autres farceurs.