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Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/84

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gnant la concupiscence des hommes par charité. Il fut payé de cette sorte ; et, comme il avoit l’âme simple, à la mode du vieux temps que l’on se mouchoit sur la manche, il s’étonna fort de mon humeur libertine, qu’il prenoit pour très-mauvaise et répugnante à la bonne religion. Pour vous abréger le conte, je lui enseignai ce qu’il désiroit d’apprendre, mais si malheureusement pour lui, qu’il gagna un chancre, qu’il fut contraint de porter aussi bien que la sphère du ciel porte le sien ; qui pis est, il n’eut pas couché huit jours avec sa nouvelle épouse, qu’il lui infecta tout le corps. N’avoit-il pas fait un bel apprentissage, sous ma maîtrise ? Enfin, les ans gâtèrent tellement le teint, les traits de mon visage, que la céruse et le vermillon n’étoient pas capables de me rembellir. Petit à petit, le nombre de mes amans s’amoindrissoit, et je n’avois plus chez moi que des faquins, moins chargés d’argent que de désirs d’en avoir. Cela me contraignit à me tirer du rang des filles, et à me mettre du rang des mères, qui cherchent la proie pour leurs petits. Afin de m’acquitter plus accortement de cette charge, je m’habillai à la réformation, et n’y avoit point de pardons où je n’allasse gagner des crottes. Je connoissois les braves hommes à leur mine ; et, quand j’avois acquis leur connoissance, je les menois en des lieux où ils recevoient toute sorte de contentement. Si quelqu’un étoit amoureux de quelque fille, j’employois pour lui tout mon pouvoir et faisois tenir finement des lettres à sa maîtresse.

Or, Francion, apprêtez maintenant vos oreilles à ouïr ce que je conterai de Laurette, car je m’en vais entrer en ce sujet-là.

Étant aux champs avec une de mes commères, je me promenois un soir toute seule en un lieu fort écarté, comme je vis passer auprès de moi un homme inconnu qui tenoit quelque chose sous son manteau. Après qu’il fut à vingt pas de moi, j’entendis crier un enfant, ce qui me fit retourner aussitôt, et je connus qu’il falloit que ce fût cet homme qui en portât un. Où portez-vous cet enfant-là, lui dis-je ; à qui est-il ? S’arrêtant alors, il me dit qu’il l’alloit porter à un village prochain, où il croyoit y avoir une bonne nourrice. Je le suppliai tant, qu’à la fin il me dit que c’étoit un péché secret d’un jeune gentilhomme du pays, qu’il l’avoit fait à une servante de sa mère ; mais il ne me voulut nommer personne. Encore que l’obscurité fût grande, je pris la petite créature entre mes