Page:Sorel - Réflexions sur la violence.djvu/151

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à l’utilité générale ; ils tenaient fort peu à la liberté et trouvaient absurde l’idée d’une pondération des pouvoirs ; ils espéraient convertir l’État ; leur système est défini par Tocqueville « un despotisme démocratique » ; le gouvernement eût été en théorie un mandataire de tous, contrôlé par une opinion publique éclairée ; pratiquement il était un maître absolu[1]. Une des choses qui ont le plus étonné Tocqueville, au cours de ses études sur l’Ancien Régime, est l’admiration que les physiocrates avaient pour la Chine, qui leur paraissait le type du bon gouvernement, parce que là il n’y a que des valets et des commis soigneusement catalogués et choisis au concours.

Depuis la Révolution, il y a eu un tel bouleversement dans les idées que nous avons peine à bien comprendre les conceptions de nos pères[2]. L’économie capitaliste a mis en pleine lumière l’extraordinaire puissance des individus ; la confiance que les hommes du xviiie siècle avaient dans les capacités industrielles de l’État, paraît puérile à toutes les personnes qui ont étudié la production ailleurs que dans les insipides bouquins des sociologues ; ceux-ci conservent encore fort soigneusement le culte des âneries du temps passé ; — le droit de la nature est devenu un sujet inépuisable de railleries pour les per-

  1. Tocqueville, op. cit., pp. 265-266 et pp. 269-271.
  2. Il faut, dans l’histoire des idées juridiques en France, tenir grand compte du morcellement de la propriété foncière, qui, en multipliant les chefs indépendants d’unités de production, a plus contribué à répandre dans les masses des idées juridiques que les plus beaux traités de philosophie n’en ont répandu dans les classes lettrées.