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HISTOIRE DU PARNASSE

La volonté n’y peut rien ou presque rien. Seul, parmi les ouvriers de l’art, le poète ne saurait être laborieux ; son travail ne dépend pas de lui ; aucun, — nous le disons sans crainte d’être contredit, même par les illustres, — n’est certain le matin d’avoir fini le soir la pièce de vers qu’il commence, n’eût-elle que quelques strophes. Il faut rester accoudé à son pupitre, et attendre que de l’essaim confus des rimes une se détache et vienne se poser au bord de l’écritoire ; ou bien, il faut se lever et poursuivre dans les bois ou par les rues la pensée qui se dérobe. Les vers se font de rêverie, de temps et de hasard, avec une larme ou un rayon, avec un parfum ou un souvenir. Une stance abandonnée dans un coin de la mémoire comme une larve entourée de sa coque s’anime tout à coup et s’en*vole en battant des ailes, son temps d’éclosion étant venu. Au milieu d’une occupation toute différente ou d’un entretien sérieux, une bouche invisible vous souffle à l’oreille le mot qui vous manquait, et l’ode én suspens depuis plusieurs mois est achevée[1] ». Il y a plus de vérité dans cette page que dans tout le Petit Traité. Mais laissons-le de côté, puisque aussi bien Théodore de Banville provoque ses adversaires sur le terrain des faits. Dans une odelette, il prétend que depuis des années, ses envieux s’acharnent vainement.


                    sur la même lime,
Et viennent se briser les dents
Contre l’acier pur de ma rime[2].


Mais est-elle bien en acier, ou en fonte vulgaire ? Sa servitude envers la rime riche fait commettre à Banville des platitudes inimaginables ; inutile d’en citer plusieurs et d’autres que celle-ci :


Le festin fabuleux aux recherches attiques
S’illuminait de neige et d’iris prismatiques[3].



Sa manie de combiner des rimes stupéfiantes l’amène à opposer des mots qui ne riment pas du tout. Il fait la gageure de trouver une rime à Rotschild, et croit avoir gagné :


Ainsi j’ai beau nommer l’Amour « my dear child,
           Être un Cyrus en nos escrimes,
Et faire encor pâlir le luxe de Rotschild
           Par la richesse de mes rimes[4].


  1. Histoire du Romantisme, p. 155-156.
  2. Stalactites, p. 171.
  3. Cariatides, p. 99.
  4. Odes funambulesques, p. 145.