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VERS LE PARNASSE

entre ces jeunes gens spirituels des assauts d’esprit où l’on se portait des coups, non pas avec des fleurets démouchetés, mais avec des épées à pointe d’arrêt. C’était une manière de se faire la main, de se tenir en forme, et l’on n’en restait pas moins amis, serviables, faisant front contre l’ennemi du dehors, le bourgeois qui n’aime pas les vers. Pourquoi se jalouserait-on, puisque personne n’est encore connu[1] ? Seul, le grincheux Xavier de Ricard, qui réussit peu dans ce petit monde, niera la camaraderie parnassienne[2]. Ce n’est qu’un propos de raté. La vérité, c’est qu’il se noue là des amitiés pour toute la vie : quarante ans plus tard, Sully Prudhomme écrira à Coppée, à propos de la médaille qu’on veut lui offrir pour ses noces d’argent avec l’Académie Française : « il y aura bientôt un demi-siècle que la même vocation nous a réunis dans la librairie de Lemerre, et depuis lors le culte de notre art, qui avait créé nos premiers liens d’estime et d’affection n’a cessé de les resserrer toujours davantage dans la région sereine de la poésie ». En lui remettant cette médaille au nom des souscripteurs, le 23 mars 1907, Coppée s’adresse à son vieux camarade avec la même chaleur d’amitié juvénile : « tous connaissent notre réciproque affection, et savent bien que, au seul mot d’amitié, vibrent dans votre cœur et dans le mien deux échos absolument pareils, purs et sonores comme deux belles rimes[3] ». Sont-ce là propos d’hommes arrivés, et destinés à la galerie ? Leur émotion actuelle embellit-elle leurs souvenirs ? Etaient-ils aussi vibrants que Cela à leurs débuts ? Exactement les mêmes. Un seul fait suffira comme document : Villiers de l’Isle-Adam étant tombé dans la détresse, ils se cotisent entre eux, discrètement, pour faire vivre le Parnassien malheureux ; ils versent entre les mains du trésorier, Mallarmé, chacun cinq francs par mois[4]. C’est peu, et c’est beaucoup pour eux, car ils ne sont pas riches. Seul l’hôte du Passage Choiseul s’est enrichi. Les pauvres poètes sont même un peu jaloux quand ils apprennent que Lemerre vient d’acheter à Ville-d’Avray la villa du poète Étienne ; l’heureux éditeur, qui, décidément, a toutes les chances, a trouvé dans un kiosque de la propriété quatre fresques de Corot, authentiques : leur vente rembourse, et au delà, l’acquisition de

  1. L. Tailhade, Les Commérages de Tybalt, p. 183 ; Theuriet, Souvenirs, p. 247.
  2. La Revue (des Revues), février 1902, p. 302.
  3. P. p. Monval, Correspondant du 25 septembre 1927, p. 841-842.
  4. Monval, R. D. D.-M., Ier octobre 1923, p. 670-671.