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LE PARNASSE

formes de la Nature, condition à laquelle le néant même est préférable[1] ».

Nous voilà loin des transmigrations stellaires du Club Théagogique ! Leconte de Lisle se cramponne maintenant à cette philosophie désenchantée que masque le sortilège des beaux vers. Dans ces nuages noirs, le génie du poète projette la blancheur froide de sa poésie. Par instants, des descriptions merveilleuses de la nature hindoue colorent ces pensées désolantes de tous les feux du prisme. L’art du poète est d’une habileté suprême. N’en prenons qu’un exemple, dans le Baghavata-Pourana : Brahma considère que la Terre est plongée dans l’Océan, et qu’il faudrait faire un effort pour retirer la divine terre de l’abîme : « pendant qu’il’ réfléchissait ainsi, il sortit tout à coup de la cavité de son nez un petit sanglier de la longueur du pouce. Au moment où Brahma le regardait, l’animal qui se tenait suspendu dans l’air, acquit en un instant la taille d’un éléphant… Le Dieu ayant vu cette forme de sanglier se livra à mille réflexions diverses[2] ». Et pareillement le lecteur français se livrerait à des réflexions diverses, plutôt gaies ; mais Leconte de Lisle n’a garde de conserver cette partie dangereuse de l’épisode, et les Kinnaras, les divins musiciens, chantent l’exploit de Bhagavat qui, répondant aux prières des Richis, s’apprête à sauver la Terre


Le divin Sanglier, mâle du sacrifice,
L’œil rouge, et secouant son poil qui se hérisse,
Tel qu’un noir tourbillon, un souffle impétueux,
Traversant d’un seul bond les airs tumultueux,
Favorable aux Richis dont la voix le supplie,
Suivait à l’odorat la Terre ensevelie.
Il plongea sans tarder au fond des grandes Eaux ;
Et l’Océan souffrit alors d’étranges maux,
Et, les flancs tout meurtris de la chute sacrée,
Étendit les longs bras de l’onde déchirée,
Poussant une clameur douloureuse et disant :
— Seigneur ! prends en pitié l’abîme agonisant ! —
Mais Bhagavat nageait sous les flots sans rivages.
Il vit, dans l’algue verte et les limons sauvages,
La Terre qui gisait et palpitait encor ;
Et, transfixant du bout de ses défenses d’or
L’Univers échoué dans l’étendue humide,
Il remonta, couvert d’une écume splendide[3].


  1. Introduction, p. 441-442.
  2. Cité par Miss Gladys Falshaw, ibid., p. 107-108.
  3. Poèmes Antiques, p. 22-23.