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HISTOIRE DU PARNASSE

l’essence même de la formule poétique[1] ». Celui qui a étudié à fond le vers de Racine connaît le vers de Leconte de Lisle[2] ; tout au plus y a-t-il chez ce dernier un plus grand nombre de césures irrégulières et d’enjambements ; mais il n’y a pas de différences essentielles. Comme Racine il suit, pour la quantité, les indications de son oreille, et ne se permet qu’une seule fois la synérèse et la diérèse :


La Mâ-yâ te séduit, mais si ton cœur est ferme…
Mais assez, Mâ-y-â, source de l’univers[3].


Comme Racine surtout, il connaît l’importance et la beauté de l’e muet dans notre versification. À une répétition des Euménides, l’actrice qui jouait Callirhoë disait, sous prétexte qu’au Conservatoire on apprend à escamoter les e muets :


Femmes, sur ce tombeau cher aux peupl’s Hellènes,
Posons ces tristes fleurs auprès des coup’s pleines,



et, à chaque fois, Leconte de Lisle reprenait en insistant sur l’eu : — Peu-pleu, cou-peu : vous supprimez un pied, Mademoiselle ; j’aurai l’air d’avoir fait un vers faux[4] !

Ce n’est pas seulement une question de métrique ; l’harmonie y est intéressée. Etudiant dans le vers français ce qu’il appelle les temps féminins, c’est-à-dire les temps forts suivis d’une semimuette, M. Trannoy observe finement que, quand ces temps féminins se multiplient dans un vers isolé, surtout dans une suite de vers, on éprouve comme une impression d’ondulation. Lorsque l’idée correspond à l’effet matériel, le vers devient merveilleux ; ainsi dans la pièce intitulée Nox :


Sur la pente des monts les brises apaisées
Inclinent au sommeil les arbres onduleux…


Ce même rythme, qui berce la nature assoupie, traduit ensuite la mélancolie silencieuse du soir :


Une molle vapeur efface les chemins ;
La lune tristement baigne les noirs feuillages[5].


Dans ces effets d’harmonie qui ne sont pas des recherches, mais

  1. Calmettes, Leconte de Lisle et ses Amis, pp. 286-288 ; Britannicus, vers 1444.
  2. Cf. mon Évolution du Vers français au xviie siècle, 2e partie, ch. vi.
  3. Poèmes Antiques (édition de 1874, pp. 46 et 47). Dans l’édition définitive, la faute est
    corrigée : « C’est assez, ô Ma-yâ, Source de l’Univers », p. 51.
  4. Calmettes, pp. 289-290.
  5. Poèmes Antiques, p. 294 ; Trannoy, La Musique des Vers, dans les Annales de l’Université de Grenoble (1927), IV, p. 172, 174-175.