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HISTOIRE DU PARNASSE

Leconte de Lisle ne commente pas les images splendides du reste de la pièce ; il préfère ce vers vraiment homérique où Hugo expose simplement ce spectacle magnifique, d’une beauté calme, qui se déroule à l’occident : pas de détails minutieux limitant l’ensemble : la vision de ce soir est celle de tous les soirs ; les nuées sont celles qui passent chaque jour, et elles entraînent l’esprit du lecteur à travers l’espace infini. Puis, le Maître prend dans l’Edel de M. Paul Bourget, cette notation précieuse :


Le ciel d’automne était couleur d’un gant gris perle.


Ici, le ciel se rapetisse. Au lieu de la beauté éternelle suggérée par Hugo, nous nous trouvons devant une mode d’un jour. De l’infini où nous entraînaient les Feuilles d’Automne, nous retombons avec Edel « au magasin de nouveautés ». Dès lors, la sensation qu’éveille le vers de M. Bourget se termine avec le dernier mot qui l’exprime[1]. Dans Hugo on trouve la sensation prolongée.

Cette doctrine de Leconte de Lisle devient le Credo du Parnasse. En 1875, Anatole France s’arme de ce principe pour critiquer une pièce que Bourget vient de leur lire : il y a là trop d’épithètes banales, surtout à la rime ; et l’orthodoxe parnassien de s’écrier que ces vers ne rebondissent pas : « ce n’est pas par l’emploi systématique de l’épithète générale… qu’on donne au vers de l’étendue ; c’est par la rigoureuse conformité de cette épithète avec la pensée… Sans l’harmonieuse union des mots, sans leur vertu d’expansion réciproque, pas de sensation poétique qui s’éveille, grandisse et se prolonge[2] ».

Tel est L’enseignement technique de Leconte de Lisle. On en voit la beauté, la puissance. On en devine aussi le danger : l’armure éclatante que le Maître porte avec aisance doit-être bien lourde pour des épaules moins robustes. Dans son Journal intime, à la date du 3 janvier 1868, Sully Prudhomme étudie avec quelque inquiétude sa force créatrice : « l’idée et la forme ne me viennent pas ensemble, ce qui est le signe de la stérilité en poésie. Je partage à cet égard de tout point l’opinion de Leconte de Lisle que j’ai vu dernièrement : il me disait que les mots ne viennent pas s’adapter à la pensée, mais que les deux se présentent dans une intime union, de sorte que la justesse des termes et la clarté des

  1. Calmettes, p. 165 ; cf. Ledrain, L’Éclair du 22 juin 1898.
  2. Calmettes, p. 170.