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HISTOIRE DU PARNASSE

vie dans une formule qu’il aimait à répéter : « Rien ne sert à rien, et d’abord il n’y a rien ; cependant tout arrive, mais cela est bien indifférent[1] ». Ce n’est pas une pensée philosophique, cela, c’est du fatalisme de raté[2]. Concédons que Théophile Gautier n’est pas un philosophe.

Mais on va plus loin : on lui dénie toute valeur de pensée ; Scherer, Faguet et Brunetière mènent le chœur ennemi[3]. Théo souffre de ce mépris pour sa force intellectuelle, et des compliments de ceux qui ne veulent voir en lui qu’un paysagiste : « Oui, oui, dit-il avec amertume, c’est une tactique, je la connais : avec cet éloge ils font de moi un larbin descriptif[4] ! » Ils, c’est les critiques de profession, les professeurs, dont il se méfie[5]. Il a tort, car Sainte-Beuve prend sa défense, pareillement Gaston Paris, d’autres encore[6] ; et ceux-ci ont raison : comment des critiques peuvent-ils considérer comme un médiocre penseur l’homme qui a écrit, par fragments, une des meilleures histoires de l’art dramatique ; qui a tenu le feuilleton du Moniteur, depuis le n janvier 1858 jusqu’à la fin de l’Empire ; qui a eu en esthétique des idées encore discutées en 1928, donc encore vivantes[7] ? Il prétendait que si l’on voulait publier ses œuvres complètes, on ne s’en tirerait pas à moins de trois cents volumes[8]. N’en prenons que la moitié ; c’est encore un beau chiffre, et cela suppose tout de même une certaine force de pensée. Même sa causerie intime éveille une idée de supériorité : Baudelaire, qui n’était pas un naïf, emporte de leur premier entretien une impression de respect : « en écoutant cette éloquence de conversation, si loin du siècle et de son violent charabia, je ne pouvais m’empêcher de rêver à la lucidité antique, à je ne sais quel écho socratique, familièrement apporté sur l’aile d’un vent oriental. Je me retirai conquis par tant de noblesse, de douceur, subjugué par cette force spirituelle[9] ».

  1. Bergerat, Th. Gautier, p. 119-120, 149 ; cf. Boucher, Mercure de France, Ier janvier 1914, p. 41 ; L. Tailhade, Quelques fantômes, p. 166.
  2. Cf. M. Paléologue, R. D. D.-M., Ier mars 1928, p. 34.
  3. Scherer, Études sur la littérature contemporaine, t. VIII, p. xxi-xxii ; Faguet, XIXe siècle, p. 297-298 ; Brunetière, Évolution de la poésie lyrique, II, 42.
  4. Journal des Goncourt, V, 52.
  5. Bergerat, Th. Gautier, p. 157.
  6. Nouveaux Lundis, VI, 289 ; Gaston Paris, Villon, p. r 76-177 ; Strowski, Correspondant du 10 juillet 1911, p. 45. Jasinski, Les Années, p. 327.
  7. Paul Fierens, « sculpture romantique », dans les Débats du 10 avril 1928. — Cf. Henri Bidou, Débats du 30 juillet 1929.
  8. Bergerat, Th. Gautier, p. 6.
  9. Art romantique, dans ses Œuvres complètes, III, 160.