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HISTOIRE DU PARNASSE

blée, et me tapant sur l’épaule, il me dit : José Maria de Heredia, je t’aime, parce que tu as un nom exotique et sonore[1] ! » Anatole France lui-même est conquis ; bien qu’il n’ait pas la bosse du respect, il s’incline devant Gautier : en compagnie de Calmettes, il le rencontre en avril 1871 à Versailles, dans la grande cour du Palais : le vieux poète, effondré, écoute les canons du Mont-Valérien qui matent Paris. Ils s’approchent ; Anatole France adresse à Gautier quelques paroles pleines de cette vénération que les parnassiens éprouvent pour le maître d’autrefois : Théo sort du rêve, qui l’écrase, et serre les mains que lui tendent respectueusement les deux jeunes gens[2]. Plus tard, G. Lafenestre exprimera, de la plus heureuse manière, l’admiration de l’École pour l’artiste disparu : « la lyre qu’a tenue le poète est une lyre ciselée et émaillée, dont les cordes scintillantes réjouissaient, par un singulier miracle, les regards autant que l’oreille, et répandaient, dans l’air surpris, des vibrations de couleurs en même temps que des vibrations sonores[3] ».

Comment ses admirateurs ne l’ont-ils pas pris, officiellement, pour chef de chœur ? C’est que la place’est occupée, et bien gardée, par Leconte de Lisle, qui du reste subit lui-même l’influence de Gautier[4]. Et puis Théo est trop bon prince, trop brave homme, pour inquiéter Leconte de Lisle. Il félicite, au contraire, publiquement, les Parnassiens de se grouper autour d’un pareil maître : « Leconte de Lisle a réuni autour de lui une école, un cénacle, comme vous voudrez l’appeler, de jeunes poètes qui l’admirent avec raison, car il a toutes les hautes qualités d’un chef d’école, et qui l’imitent du mieux qu’ils peuvent, ce dont on les blâme à tort, selon nous, car celui qui n’a pas été disciple ne sera jamais maître[5] ». Ce n’est pas une politesse protocolaire, de puissance à puissance. C’est, chez Théo, une conviction qu’il a souvent exprimée devant Maxime Du Camp[6] ; il n’est pas jaloux de Leconte de Lisle : il lui suffit de constater chez l’auteur des Poèmes Barbares une réelle déférence à son égard. Bergerat a très bien noté cette nuance : « les plus glorieux des intimes mêmes, Flaubert, Banville, Dumas

  1. Mme Demont-Breton, Les Maisons que j’ai connues, II, 106.
  2. Calmettes, Leconte de Lisle, p. 161.
  3. Artistes et Amateurs, p. 121.
  4. Jean Ducros, Le Retour de la Poésie, p. 62-63.
  5. Rapport, p. 336.
  6. Maxime Du Camp, Th. Gautier, p. 72.