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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/123

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sophie kovalewsky.

les cheveux retenus par un filet. Elle ne parlait de bals et de plaisirs qu’avec mépris. Toute la matinée se passait à rassembler les enfants des domestiques pour leur donner une leçon de lecture, ou à causer longuement avec les paysannes qu’elle rencontrait en se promenant et qu’elle arrêtait.

Chose plus surprenante encore, Aniouta, qui avait autrefois l’horreur de l’étude, se prit à étudier maintenant avec passion. Au lieu de dépenser son argent de poche en objets de toilette et en chiffons, elle fit venir des ballots de livres, et non plus des romans, mais des livres à titres savants : Histoire de la civilisation, Physiologie de la vie, etc.

Un beau jour, Aniouta se présenta à notre père avec une exigence nouvelle et fort inattendue : elle demandait à être envoyée seule à Pétersbourg pour y faire ses études. Papa chercha encore à tourner cette demande en plaisanterie, comme il l’avait fait jadis lorsqu’Aniouta déclarait ne pouvoir vivre à la campagne ; mais cette fois elle ne se laissa pas persuader : ni les plaisanteries, ni les moqueries n’obtinrent de succès. Elle démontra avec chaleur que, si son père était forcé d’habiter la campagne, il ne s’en suivait pas qu’elle fût obligée de s’y enterrer, n’y ayant, pour sa part, ni affaires ni plaisirs. Mon père exaspéré finit par la gronder comme une petite fille.

« Puisque tu ne comprends pas qu’une fille honnête doive, jusqu’à son mariage, vivre auprès de ses parents, je me dispense de toute discussion avec une sotte », dit-il.