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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/290

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ce qui fut, et ce qui aurait pu être.

éclatante de bonheur. Elle avait de telles explosions d’allégresse, qu’il lui fallait aller dans les bois pour y crier sa joie à la face du ciel. Tous les jours, notre travail terminé, nous allions faire de longues promenades dans le bois de Lill-Jans, peu éloigné du quartier que nous habitions toutes deux, et là elle sautait par-dessus les pierres et les mottes de terre, me prenait dans ses bras pour danser, et criait bien haut que la vie était belle, l’avenir éblouissant et plein de promesses. Elle fondait les espérances les plus chimériques sur le succès de notre drame : il ferait une marche triomphale à travers les capitales de l’Europe ; une idée aussi neuve et aussi originale devait frapper en littérature comme une révélation ; « ce qui aurait pu être », ce rêve rêvé de tous, représenté avec la vie objective de la scène, captiverait chacun. Et le but même du drame, l’apothéose de l’amour, comme la seule fin importante de la vie, ainsi que le tableau final, cette société idéale où chacun vivrait pour tous, comme on vit l’un pour l’autre, tout cela portait l’empreinte des sentiments les plus intimes et les plus profonds de Sophie. La première pièce aurait pour épigraphe : « Que sert à l’homme de conquérir la terre s’il met son âme en péril ? » La seconde : « Celui qui aura perdu sa vie la regagnera ».

Mais dès la première lecture faite à notre public, notre œuvre entra dans une phase nouvelle. Jusque-là nous l’avions plutôt vue « comme elle aurait dû être » et non « comme elle était effectivement »,