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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/314

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triomphe et défaite.

des plus hautes qu’un homme ait pu briguer[1]. À ses côtés se trouvait celui dont la présence donnait à son âme et à son cœur la joie la plus complète ; ce qu’elle avait rêvé de bonheur dans la vie lui était donc largement départi : son génie était reconnu, et elle voyait un but à ce besoin de tendresse inhérent à sa nature. Mais comme cette princesse du conte, une méchante fée avait neutralisé les présents dont les autres fées l’avaient comblée : sa vie reçut tout ce qu’elle désirait, mais avec des circonstances qui empoisonnèrent son bonheur.

Ce fut au milieu du plus absorbant travail, devenu une question d’honneur pour elle, puisque tous ses amis mathématiciens savaient qu’elle concourait pour le prix Bordin, que sa vie intime entra dans une phase souhaitée depuis si longtemps. Elle vécut dans une lutte terrible entre ses aspirations de femme et ses ambitions de savante, pendant les derniers mois qui précédèrent l’envoi de sa dissertation. Physiquement, elle s’exténua complètement par un travail incessant ; moralement, elle fut brisée par cette lutte entre les deux tendances si profondes de sa nature, celle d’accomplir une grande œuvre intellectuelle, et celle de s’absorber complètement dans un sentiment nouveau et puissant. Ce conflit est, jusqu’à un certain point, celui qui brise toutes les femmes qui ont une vocation personnelle ; c’est peut-être l’objection la

  1. Le sujet proposé par l’Académie pour le prix Bordin était la question suivante : « Perfectionner en un point important la théorie du mouvement d’un corps solide ».