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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/70

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notre vie de campagne.

rité. Aussi pour ne pas l’affaiblir, se donne-t-il un air froid et mécontent.

« Quelle mauvaise petite fille tu fais ! Je suis très fâché contre toi — et il s’arrête, ne sachant rien dire de plus… Va, va dans le coin ! » décide-t-il enfin ; car sa science pédagogique lui a encore gravé ce principe dans la mémoire : les enfants désobéissants doivent aller dans le coin.

Et me voilà, moi, grande fille de douze ans, absorbée tout à l’heure par l’héroïne du dernier roman, lu en cachette, avec laquelle je venais de traverser les situations psychologiques les plus compliquées, — me voilà dans le coin, comme un petit enfant qui n’a pas été sage !

Mon père reprend ses occupations. Un profond silence règne dans la chambre. Je reste là, mais que ne me passe-t-il pas, grand Dieu, par l’esprit et le cœur pendant ces quelques minutes ! Je me rends si vivement compte de l’absurdité de la situation ! Si j’obéis, c’est par un sentiment de pudeur, qui m’empêche également de faire une scène, ou de fondre en larmes. Et cependant je me sens cruellement offensée. Une colère impuissante me tient à la gorge et m’étrangle… « Quelle niaiserie ! qu’est-ce que cela me fait, au bout du compte, de rester au coin ! » me dis-je pour me consoler intérieurement ; mais je souffre de cette humiliation imposée par mon père, ce père dont je suis fière, et que je place au-dessus de tous.

Passe encore si nous restons seuls. Mais voilà