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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/72

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notre vie de campagne.

reux que le mien. Seule dans la vie, sans beauté et sans jeunesse, séparée de la société anglaise, et ne s’étant cependant jamais russifiée, elle concentrait sur moi tout le besoin d’attachement, de possession morale, dont sa nature rude, énergique, inflexible, était capable. Je représentais vraiment pour elle le centre vers lequel convergeaient ses pensées, le but de son activité ; je donnais à son existence une raison d’être, mais son affection pesante, exigeante, jalouse, ne m’apportait aucune tendresse.

Entre ma mère et mon institutrice l’opposition de natures était si grande qu’aucune sympathie ne pouvait naître. Ma mère, aussi bien physiquement que moralement, était du nombre de ces femmes qui ne vieillissent jamais. Il y avait entre elle et mon père une différence d’âge considérable, et jusqu’à la fin de sa vie, mon père la traita en enfant. Il l’appelait Lise ou Lisok, tandis qu’elle le nommait respectueusement Vassili Vassiliévitch. Même devant les enfants il lui faisait des remontrances : « Tu dis encore une sottise, Lisotchka », entendions-nous souvent. Maman ne s’offensait nullement, et continuait à insister comme un enfant gâté qui se croit le droit de demander même l’impossible.

Maman craignait notre institutrice, car l’indépendante Anglaise tranchait dans le vif et nous gouvernait sans partage ; quand maman venait dans nos chambres, elle y était reçue en simple visiteuse, aussi n’y venait-elle pas souvent, et ne se mêlait-elle en rien de mon éducation.