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Page:Spenlé - Novalis.djvu/63

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AMOUR MYSTIQUE

rent la transition entre les organes visibles et les invisibles » et Novalis rêve d’organes spirituels, invisibles, « de membres mystiques de l’homme, dont la seule pensée fait déjà naître des sensations de volupté. »[1]

Tout peut et doit se transformer en volupté : telle est la morale secrète du jouisseur intellectuel, du sensuel mystique. Penser, philosopher, c’est, pour lui, assimiler des problèmes, comme on s’assimile des aliments, pour le plaisir de vivre et de jouir de la vie, ou plutôt, c’est poursuivre la vérité d’un amoureux désir, comme une amante inconnue, dont les charmes passionnent d’autant plus qu’ils sont plus ignorés, plus voilés, plus mystiques. Novalis croit découvrir dans Spinoza l’idée d’un « savoir qui se satisfait entièrement, lui-même, qui annihile tout autre savoir et supprime agréablement l’instinct scientifique, bref d’un savoir voluptueux, une pensée qui se trouve au fond de tout mysticisme ».[2] L’ascétisme même et la morale « pour autant qu’ils consistent à combattre les penchants physiques, ne sont-ils pas voluptueux, un véritable eudémonisme ? » Il y a enfin une source plus secrète encore et, si on veut, plus perverse de jouissance : la souffrance, la maladie, la mort.

La souffrance et la volupté, — par combien de racines communes elles plongent dans la chair de l’homme, comme elles cheminent côte à côte, toujours prêtes à dévier l’une dans l’autre, à se susciter mutuellement ! Jusque dans leur expression, dans les gestes, les regards, les larmes, les soupirs, quelles frappantes similitudes parfois ! Sans compter qu’il est, dans beaucoup de cas, bien difficile de préciser lequel des deux tons, de l’agréable ou du pénible, du ton « majeur » ou du « mineur », domine dans nos affections. Tout n’est pas douloureux dans certaines douleurs. Que d’alliages imprévus nous présentent l’amour, le désir, l’espérance, la pitié ! Une grande douleur ennoblie est près d’être une grande joie : n’est-ce pas tout le secret des émotions tragi-

  1. N. S. II, 2, p. 507 et II, 1, p. 182.
  2. N. S. II, 1, p. 182. Conf. encore II, 1, p. 90-97