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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/125

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DELPHINE.

de l’âme et de l’esprit que j’ai avec une femme d’une nature tout à fait différente ? N’avez-vous pas souvent remarqué dans la vie combien les gens médiocres et les personnes distinguées s’accordent mal ensemble ? Les esprits tout à fait vulgaires s’arrangent beaucoup mieux avec les esprits supérieurs ; mais la médiocrité ne suppose rien au delà de sa propre intelligence, et regarde comme folie tout ce qui la dépasse. Mademoiselle de Vernon a déjà un caractère et un esprit arrêtés qui ne peuvent plus ni se modifier ni se changer ; elle a des raisonnements pour tout, et les pensées des autres ne pénètrent jamais dans sa tête. Elle oppose constamment une idée commune à toute idée nouvelle, et croit en avoir triomphé. Quel plaisir la conversation pourrait-elle donner avec une telle femme ? et l’un des premiers bonheurs de la vie intime n’est-il pas de s’entendre et de se répondre ? Que de mouvements, que de réflexions, que de pensées, que d’observations ne me serait-il pas impossible de communiquer à Mathilde ! et que ferais-je de tout ce que je ne pourrais pas lui confier, de cette moitié de ma vie à laquelle je ne pourrais jamais l’associer ?

Ah ! ma mère, je serais seul, pour jamais seul, avec toute autre femme que Delphine, et c’est une douleur toujours plus amère avec le temps, que cette solitude de l’esprit et du cœur à côté de l’objet qui, vers la fin de la vie, doit être votre unique bien. Je ne supporterais point une telle situation ; j’irais chercher ailleurs cette société parfaite, cette harmonie des âmes, dont jamais l’homme ne peut se passer ; et quand je serais vieux, je rapporterais mes tristes jours à celle à qui je n’aurais pu donner un doux souvenir de mes jeunes années.

Quel avenir, ma mère ! pouvez-vous y condamner votre fils, quand le hasard le plus favorable lui présente l’objet qui ferait le bonheur de toutes les époques de sa vie, la plus belle des femmes, et cependant celle qui, dépouillée de tous les agréments de la jeunesse, posséderait encore les trésors du temps : la douceur, l’esprit et la bonté ? Vous avez donné, par une éducation forte, une grande activité à mes vertus comme à mes défauts : pensez-vous qu’un tel caractère soit facile à rendre heureux ?

Si vous eussiez pris des engagements indissolubles, des engagements consacrés par l’honneur, c’en était fait, j’immolais ma vie à votre parole ; mais sans doute votre consentement n’avait point un semblable caractère, puisque vous ne m’aviez jamais fait cette objection, en réponse à dix lettres qui vous interrogeaient à cet égard. Vous ne m’avez parlé que