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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/170

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DEUXIÈME PARTIE.

à qui l’erreur de ses parents ou la sienne propre ont fait contracter un mauvais mariage. Si l’enfant que je porte dans mon sein est une fille, ah ! combien je veillerai sur son choix ! combien je lui répéterai que, pour les femmes, toutes les années de la vie dépendent d’un jour, et que d’un seul acte de leur volonté dérivent toutes les peines ou toutes les jouissances de leur destinée !

Quand des personnes que j’estime condamnent la résolution que j’ai prise ; quand j’éprouve la faiblesse ou la dureté de mes amis, quelquefois je ne retrouve plus, même dans la solitude, le repos que j’espérais, et le souvenir du monde s’y introduit pour la troubler. Mais, dans les moments où je suis le plus abattue, un beau jour avec Henri relève mon âme : nous sommes jeunes encore l’un et l’autre, et néanmoins nous parlons souvent ensemble de la mort, nous cherchons dans nos bois quelque retraite paisible pour y déposer nos cendres ; là, nous serons unis sans que les générations successives qui fouleront notre tombe nous reprochent encore notre affection mutuelle.

Nous nous entretenons souvent sur les idées religieuses, nous interrogeons le ciel par des regards d’amour : nos âmes, plus fortes de leur intimité, essayent de pénétrer à deux dans les mystères éternels. Nous existons par nous-mêmes, sans aucun appui, sans aucun secours des hommes. M. de Lebensei, je l’espère, est plus heureux que moi, car il est beaucoup plus indépendant des autres. Quand les chagrins causés par l’opinion me font souffrir, je me dis que j’aurais été trop heureuse si les hommes avaient joint leur suffrage à ma félicité intérieure, si j’avais vu, pour ainsi dire, mon bonheur se répéter de mille manières dans leurs regards approbateurs. L’imparfaite destinée jette toujours des regrets à travers les plus pures jouissances : la peine que j’éprouve, la seule de ma vie, me garantit peut-être la possession de tout ce qui m’est cher ; elle m’acquitte envers la douleur, qui ne veut pas qu’on l’oublie, et j’obtiendrai peut-être en compensation le seul bien que je demande maintenant au ciel… mourir avant Henri, recevoir ses soins à ma dernière heure, entendre sa douce voix me remercier de l’avoir rendu heureux, de l’avoir préféré à tout sur cette terre ; alors j’aurai vécu de la vraie destinée pour laquelle les femmes sont faites, aimer, encore aimer, et rendre enfin au Dieu qui nous l’a donnée une âme que les affections sensibles auront seules occupée.

Élise de Lebensei.