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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/200

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DEUXIÈME PARTIE.

surtout il ne faut jamais parler à personne au monde, comme d’une femme distinguée sous quelque rapport que ce soit. J’ai pourtant encore une sorte de besoin de vous raconter les dernières heures dont je garderai l’idée, celles qui ont terminé l’histoire de ma vie ; je ne veux pas que vous ignoriez ce que j’ai encore éprouvé pendant que j’existais ; seulement ne me répondez pas sur ce sujet, ne me parlez que de vous et de ce que je peux faire pour vous ; ne me dites rien de moi : il n’y a plus de Delphine, puisqu’il n’y a plus de Léonce ! crainte, espoir, tout s’est évanoui avec mon estime pour lui ; le monde et mon cœur sont vides.

Il faut l’avouer pour m’en punir, le jour où je l’attendais, il m’était plus cher que dans aucun autre moment de ma vie. Depuis l’instant où le soleil se leva, quel intérêt je mis à chaque heure qui s’écoulait ! de combien de manières je calculai quand il était vraisemblable qu’il viendrait ! D’abord il me parut qu’il devait arriver à l’heure qu’il supposait celle de mon réveil, afin d’être certain de me trouver seule. Quand cette heure fut passée, je pensai que j’avais eu tort d’imaginer qu’il la choisirait, et je comptai sur lui entre midi et trois heures ; à chaque bruit que j’entendais, je combinais par mille raisons minutieuses s’il viendrait à cheval ou en voiture. Je n’allai pas chez Thérèse, je n’ouvris pas un livre, je ne me promenai pas, je restai à la place d’où l’on voit le chemin. L’horloge du village de Bellerive ne sonne que toutes les demi-heures ; j’avais ma montre devant moi, et je la regardais quand mes yeux pouvaient quitter la fenêtre. Quelquefois je me fixais à moi-même un espace de temps que je me promettais de consacrer à me distraire ; ce temps était précisément celui pendant lequel mon âme était le plus violemment agitée.

Ce que j’éprouvai peut-être de plus pénible dans cette attente, ce fut l’instant où le soleil se coucha. Je l’avais vu se lever lorsque mon cœur était ému par la plus douce espérance ; il me semblait qu’en disparaissant il m’enlevait tous les sentiments dont j’avais été remplie à son aspect. Cependant, à cette heure de découragement succéda bientôt une idée qui me ranima : je m’étonnai de n’avoir pas songé que c’était le soir que Léonce choisirait pour s’entretenir plus longtemps avec moi, et je retombai dans cet état le plus cruel de tous, ou l’espoir même fait presque autant de mal que l’inquiétude. L’obscurité ne me permettait plus de distinguer de loin les objets ; j’en étais réduite à quelques bruits rares dans la campagne, et plus la nuit approchait, plus ma souffrance était uniforme et pesante. Combien