Aller au contenu

Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/213

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
186
DELPHINE.

cepter. « Non, me dit-elle, je ne le puis ; c’était à ma fille, à ma fille pour qui j’ai tout fait, de me tirer de l’embarras où je suis : elle ne le veut pas, c’est peut-être juste ; je ne l’ai pas assez formée pour moi, j’ai remis son éducation à d’autres ; nous ne pouvons ni nous entendre ni nous convenir ; mais ce n’est pas vous, non, ce n’est pas vous, en vérité, ma chère Delphine, qui devez me rendre un tel service. — Pourquoi donc me refusez-vous ce bonheur ? lui dis-je ; il y a deux ans que vous y avez consenti ; nouvellement encore, dans le mariage de votre fille… — Ah ! s’écria-t-elle, le mariage de ma fille… » Et puis tout à coup s’arrêtant, elle reprit : « Depuis quelque temps j’ai du malheur en tout, peut-être des torts ; mais enfin, dans l’état où je suis, tout cela ne sera pas long. — Ne voulez-vous pas empêcher que M. de Clarimin ne vous accuse ? — Je le croyais mon ami, me dit-elle en soupirant ; se peut-il que je me sois fait des illusions ! je n’y étais pas cependant disposée. Enfin il veut me perdre dans le monde et me ruiner en saisissant ce que je possède ; il a tort, car je dois mourir bientôt, et il est dur de m’ôter à présent l’existence à laquelle j’ai sacrifié toute ma vie. — Au nom de Dieu, lui dis-je en versant des larmes, repoussez ces horribles idées et ne refusez pas le service que je vous conjure d’accepter. J’ai des peines, de cruelles peines, vous le savez ; voulez-vous me ravir le seul bonheur que je puisse tirer de mon inutile fortune ? — Eh bien, me répondit madame de Vernon, je vous crois généreuse : quand je mourrai, quoi qu’il arrive après moi, vous ne vous repentirez point de m’avoir rendu un dernier service. Il n’est pas nécessaire que vous me prêtiez ce que je dois ; votre caution suffit et je l’accepte. »

Il y avait dans l’accent de madame de Vernon quelque chose de triste et de sombre qui me fit beaucoup de peine. Pauvre femme ! les injustices des hommes ont peut-être aigri ce caractère si doux, troublé cette âme si tranquille. Ah ! que ces cœurs durs font de mal ! Je lui dis quelques mots sur son goût pour le jeu. « Hélas ! reprit-elle, vous ne savez pas combien il est difficile d’être femme, sans fortune, sans jeunesse et sans enfants qui nous entourent ; on essaye de tout pour oublier cette pénible destinée. » Je ne voulus pas insister sur les pertes qu’elle s’exposait à faire, dans le moment où je venais de lui rendre service, et je cherchai à la ramener sur d’autres sujets de conversation.

Le soir, il vint assez de monde me voir : on savait que madame d’Ervins, pour qui j’avais dit que je quittais la société, n’était plus à Bellerive ; mon départ annoncé avait attiré chez