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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/269

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TROISIÈME PARTIE


LETTRE I. — LÉONCE À DELPHINE.
Paris, ce 4 décembre 1790.

La perfidie des hommes nous a séparés, ma Delphine ; que l’amour nous réunisse : effaçons le passé de notre souvenir. Que nous font les circonstances extérieures dont nous sommes environnés ? N’aperçois-tu pas tous les objets qui nous entourent comme à travers un nuage ? sens-tu leur réalité ? Je ne crois à rien qu’à toi : je sais confusément qu’on m’a indignement trompé, que je l’ai reproché à une femme mourante, que sa fille se dit ma femme, je le sais ; mais une seule image se détache de l’obscurité, de l’incertitude de mes souvenirs, c’est toi, Delphine : je te vois au pied de ce lit de mort, cherchant à contenir ma fureur, me regardant avec douceur, avec amour ; je veux encore ce regard ; seul il peut calmer l’agitation brûlante qui m’empêche de reprendre des forces.

Mon excellent ami Barton n’a-t-il pas prétendu hier que ton intention était de partir, et de partir sans me voir ! Je ne l’ai pas cru, mon amie : quel plaisir ton âme douce trouverait-elle à me faire courir en insensé sur tes traces ? Tu n’as pas l’idée, jamais tu ne peux l’avoir, que je me résigne à vivre sans toi ! Non, parce que la plus atroce combinaison m’a empêché d’être ton époux, je ne consentirai point à te voir un jour, une heure de moins que si nous étions unis l’un à l’autre ; nous le sommes, tout est mensonge dans mes autres liens ; il n’y a de vrai que mon amour, que le tien ; car tu m’aimes, Delphine ! je t’en conjure, dis-moi, le jour, le jour où j’ai formé cet hymen qui ne peut exister qu’aux yeux du monde, cet hymen dont tous les serments sont nuls, puisqu’ils supposaient tous que tu avais cessé de m’aimer, n’étais-tu pas derrière une colonne, témoin