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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/274

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TROISIÈME PARTIE.

qu’elle me coûte, ayez pitié de moi, que tout votre amour soit de la pitié !

Je m’essaye à roidir mon âme pour exécuter ma résolution ; mais savez-vous quelle est ma vie, le savez-vous ?… Je ne me permets pas un instant de loisir, afin d’étourdir, s’il se peut, mon cœur. J’invente une multitude d’occupations inutiles, pour amortir sous leur poids l’activité de mes pensées ; tantôt je me promène dans mon jardin avec rapidité, pour obtenir le sommeil par la fatigue ; tantôt, désespérant d’y parvenir, je prends de l’opium afin de m’endormir quelques heures. Je crains d’être seule avec la nuit, qui laisse toute sa puissance à la douleur, et n’affaiblit que la raison.

Je serais déjà partie si vous n’aviez pas annoncé que vous me suivriez ; je vous demande votre parole de ne pas exécuter ce projet. Quel éclat qu’une telle démarche ! quel tort envers votre femme, dont le bonheur, à plusieurs titres, doit m’être toujours sacré ! Et que gagneriez-vous, si vous persistiez dans cette résolution insensée ? Au milieu de la route, dans quelques lieux glacés par l’hiver, je vous reverrais encore, et je mourrais de douleur à vos pieds, si je ne me sentais pas la force de remplir mon devoir en vous quittant pour jamais.

Léonce, il y a dans la destinée des événements dont jamais on ne se relève, et lutter contre leur pouvoir, c’est tomber plus bas encore dans l’abîme des douleurs. Méritons par nos vertus la protection d’un Dieu de bonté : nous ne pouvons plus rien, faire pour nous qui nous réussisse ; essayons d’une vie dévouée, d’une vie de sacrifices et de devoirs, elle a donné presque du bonheur à des âmes vertueuses. Regardez madame d’Ervins : victime de l’amour et du repentir, elle va s’enfermer pour jamais dans un couvent : elle a refusé la main de son amant, elle renonce à la félicité suprême, et cette félicité cependant n’aurait coûté de larmes à personne.

C’est moi qui résiste à vos prières, et c’est moi cependant qui emporterai dans mon cœur un sentiment que rien ne pourra détruire. Quand je me croyais dédaignée, insultée même par vous, je vous aimais, je cherchais à me trouver des torts pour excuser votre injustice. Ah ! ne m’oubliez pas ! y a-t-il un devoir qui vous commande de m’oublier ? Quand il existerait ce devoir, qu’il soit désobéi. Si je me sentais une seconde fois abandonnée de votre affection, s’il fallait rentrer dans la ténébreuse solitude de la vie, je ne le supporterais plus.

Léonce, établissons entre nous quelques rapports qui nous