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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/278

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TROISIÈME PARTIE.

ta conscience de ton cœur ; interroge-le ce cœur : repousse-t-il l’idée de me voir, comme il repousserait une action vile ou cruelle ? Non, il t’entraîne vers moi : c’est ton Dieu, c’est la nature, c’est ton amant qui te parle, écoute une de ces puissances protectrices de ta destinée ; écoute-les, car c’est au fond de ton âme qu’elles exercent leur empire ; oublie tout ce qui n’est pas nous ; nos âmes se suffisent, anéantissons l’univers dans notre pensée, et soyons heureux. Heureux !

— Sais-tu ce que j’appelle le bonheur ? C’est une heure, une heure d’entretien avec toi ; et tu me la refuserais ! Je me contiens, je te cache ce que j’éprouve à cette idée ; ce n’est point en effrayant ton âme que je veux la toucher ; que ta tendresse seule te fléchisse ! Delphine, une heure ! et tu pourras après… si ton cœur conserve encore cette barbare volonté, oui, tu pourras après… te séparer de moi.

LETTRE IV. — RÉPONSE DE DELPHINE À LÉONCE.

Si je vous revois, Léonce, jamais je n’aurai la force de me séparer de vous. Vous refuserais-je ce dernier entretien, le refuserais-je à mes vœux ardents, si je ne savais pas que vous revoir et partir est impossible ! Que parlez-vous de vertu, d’inflexibilité ? C’est vous qui devez plaindre ma faiblesse, et me laisser accomplir le sacrifice qui peut seul me répondre de moi. Quoi qu’il m’en coûte pour vous peindre ce que j’éprouve, il faut que vous connaissiez tout votre empire ; vous prononcerez vous-même alors que j’ai dû quitter ma maison pour me dérober à vous.

Vous m’aviez écrit que vous viendriez chez moi ce matin, et j’avais eu la force d’ordonner qu’on ne vous reçût pas. J’avais passé une partie de la nuit à vous écrire, je voulais être seule tout le jour ; j’avais besoin, quand je m’interdisais votre présence, de ne m’occuper que de vous. Madame d’Artenas se fit ouvrir ma porte d’autorité ; mais je l’engageai, sous un prétexte, à lire dans mon cabinet un livre qui l’intéressait, et je restai dans ma chambre, debout, derrière un rideau de ma fenêtre, les yeux fixés sur l’entrée de la maison, tenant à ma main la lettre que je vous avais écrite, et qui devait, du moins je l’espérais, adoucir mon refus.

Je demeurai ainsi, pendant près d’une heure, dans un état d’anxiété qui vous toucherait peut-être si vous pouviez cesser d’être irrité contre moi. Quand je n’entendais aucun bruit, je