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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/325

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DELPHINE.

veille, je sens qu’elle ne m’a jamais quitté, et que tous les jours écoulés me sont retracés par les regrets les plus amers.

Madame d’Albémar s’aperçut que j’étais saisi par ces mouvements impétueux et déchirants. En effet, j’avais résisté longtemps ; mais tant d’émotions, qui portaient sur la même blessure, l’avaient enfin rendue trop douloureuse. Delphine se leva et dit qu’elle voulait partir. Le temps menaçait de la neige. M. et madame de Belmont voulurent l’engager à rester ; elle me regarda et vit, je crois, que mon visage était entièrement décomposé, car elle répéta vivement que sa voiture l’attendait à quatre pas de la maison, et qu’elle était forcée de s’en aller. Elle promit de revenir ; M. et madame de Belmont et leurs deux enfants la reconduisirent jusqu’à la porte, avec cette affection qu’elle inspire si vite à quiconque est digne de l’apprécier.

Je lui donnai le bras sans rien dire, et nous marchâmes ainsi quelque temps. Arrivés à l’endroit où sa voiture devait l’attendre, nous ne la trouvâmes point ; on avait mal entendu nos ordres, et la neige commençait à tomber avec une grande abondance. « J’ai bien froid, » me dit-elle. Ce mot me tira des pensées qui m’absorbaient ; je la regardai, elle était fort pâle, et je craignis que sa santé ne souffrit du chemin qui lui restait encore à faire ; je la suppliai de me permettre de la porter, pour que ses pieds au moins ne fussent pas dans la neige. Elle s’y refusa d’abord ; mais, son état étant devenu plus alarmant, j’insistai peut-être avec amertume, car j’étais agité par les sentiments les plus douloureux. Delphine consentit alors à ce que je désirais ; elle espérait, j’ai cru le voir, que mes impressions s’adouciraient par le plaisir de lui rendre au moins ce faible service.

Mon ami, je la portai pendant une demi-lieue, avec des émotions d’une nature si vive et si différente, que mon âme en est restée bouleversée. Tantôt la fièvre de l’amour me saisissait en la pressant sur mon cœur, et je lui répétais qu’il fallait qu’elle fût à moi comme mon épouse, comme ma maîtresse, comme l’être enfin qui devait confondre sa vie avec la mienne ; elle me repoussait, soupirait et me menaçait de refuser mon secours. Une fois la rigueur du froid la saisit tellement, qu’elle pencha sa tête sur moi, et je la soulevais comme si elle eût été sans vie. Je regardai le ciel dans un mouvement inexprimable ; je ne sais ce que je voulais, mais si elle était morte dans mes bras, je l’aurais suivie, et je ne sentirais plus la douleur qui me poursuit. Enfin nous arrivâmes, et mes soins la rétablirent