Aller au contenu

Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/333

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
306
DELPHINE.

mille femmes, à peine une échapperait-elle aux séductions auxquelles je m’expose. Léonce, je ne suis pas encore criminelle, mais déjà je rougis quand on parle des femmes qui le sont ; j’éprouve un plaisir condamnable quand j’apprends quelques traits des faiblesses du cœur ; je me surprends à désirer de croire que la vertu n’existe plus. J’étais d’accord avec moi-même autrefois ; maintenant, je me raisonne sans cesse, comme si j’avais quelqu’un à convaincre ; et quand je me demande à qui j’adresse ces discours continuels, je sens que c’est à ma conscience, dont je voudrais couvrir la voix.

Mon ami, si je persiste longtemps dans cet état, j’émousserai dans mon cœur cette délicatesse vive et pure dont le plus léger avertissement disposait souverainement de moi. Quel intérêt mettrai-je aux derniers restes de la morale que je conserve encore si je flétris mon âme en cessant d’aspirer à cette vertu parfaite qui avait été jusqu’à ce jour l’objet de mes espérances ? Léonce, je t’aime avec idolâtrie ; quand je te vois, je me sens comme transportée dans un monde de félicités idéales : et cependant je voudrais avoir la force de me séparer de toi ; je voudrais avoir fait à la morale, à l’Être suprême, cet héroïque sacrifice, et que ton souvenir, et que l’amour que tu m’inspires, fussent à jamais gravés dans mon âme devenue sublime par son courage.

Ô mon ami ! que ne me soutiens-tu dans ces élans généreux ! Un jour, nous tenant par la main, nous nous présenterions avec confiance au Créateur de la nature : si l’homme juste luttant contre l’adversité est un spectacle digne du ciel, des êtres sensibles triomphant de l’amour méritent plus encore l’approbation de Dieu même ! Aide-moi, je puis me relever encore ; mais si tu persistes, je ne serai bientôt plus qu’un caractère abattu sous le poids du repentir, une âme douce, mais commune ; et la plus noble puissance du cœur, celle des sacrifices, s’affaiblira tout à fait en moi.

Sais-je enfin si je ne devrais pas m’éloigner de vous, pour vous-même ? Depuis quelque temps n’êtes-vous pas cruellement agité ? Puis-je, hélas ! puis-je me dire du moins que c’est pour votre bonheur que votre amie dégrade son cœur en résistant à ses remords ?

LETTRE XXVIII. — LÉONCE À DELPHINE.

J’ai peut-être mérité, par le trouble où m’ont jeté des sentiments trop irrésistibles, la cruelle lettre que vous m’écrivez ;