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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/354

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TROISIÈME PARTIE.

bles. Dans tout ce que j’ai fait, il n’y avait de raisonnable que d’appeler une circonstance qui pût me délivrer de la vie. » Il prononça ces mots avec un accent si sombre, que je vis dans l’instant qu’une scène cruelle me menaçait. J’essayai de la détourner en lui parlant de M. de Lebensei, qui était allé le voir ce matin pour le remercier de sa conduite chez madame du Marset : on la lui avait répétée le soir même. « M. de Lebensei ! me répéta deux fois Léonce, comme si ce nom augmentait son trouble ; je l’ai vu : c’est sans doute un homme distingué, mais je ne sais par quel hasard il m’a dit tout ce qui pouvait me faire souffrir davantage. »

J’interrogeai Léonce sur sa conversation avec M, de Lebensei ; il ne me la raconta qu’à demi : il me parut seulement qu’elle avait eu surtout pour objet de la part de M. de Lebensei, la nécessité de mépriser l’opinion quand elle était injuste. Après avoir appuyé cette manière de voir par tous les raisonnements d’un esprit supérieur, il avait fini par ces paroles remarquables, que Léonce me répéta fidèlement : « Je m’étais un moment flatté, lui a-t-il dit, que la félicité dont vous avez été privé vous serait rendue ; je croyais que l’Assemblée constituante établirait en France la loi du divorce, et je pensais avec joie que vous seriez heureux d’en profiter pour rompre une union formée par le mensonge et pour lier votre sort à la meilleure et à la plus aimable des femmes ! Mais on a renoncé dans ce moment à ce projet, et mon espoir s’est évanoui, du moins pour un temps. » Je voulus interrompre Léonce, et lui exprimer l’éloignement que j’aurais pour une semblable proposition si elle était possible ; mais à l’instant il me saisit la main avec une action très-vive. « Au nom du ciel ne prononcez pas un mot sur ce que je viens de vous dire ! s’écria-t-il ; vous ne pouvez pas prévoir l’effet d’un mot sur un tel sujet ; laissez-moi. »

Il descendit alors sur la terrasse, et marcha précipitamment dans l’allée qui borde mon ruisseau. Je le suivis lentement ; en revenant sur ses pas, il me vit, et se jetant à genoux devant moi : « Non ! s’écria-t-il, il fallait ne pas te quitter ; mais te revoir est une émotion si vive ! il me semble que ta céleste figure a pris de nouveaux charmes qui m’enivrent d’amour et de douleur. Qu’est-il arrivé depuis quinze jours ? que s’est-il passé hier ? que m’a dit M. de Lebensei ? qu’ai-je éprouvé en l’écoutant ? Ah ! Delphine, dit-il en s’appuyant sur ma main, et chancelant en se relevant, je voudrais mourir ; viens, conduis-moi sur le banc, vers ces derniers rayons du soleil, que je le regarde encore avec toi. » Et il me pressa sur son cœur avec un