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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/387

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DELPHINE.

LETTRE V. — DELPHINE À MADAME DE LEBENSEI.
Paris, ce 6 juillet.

Pourquoi l’indisposition de votre fils ne vous a-t-elle pas permis de venir hier chez moi ? je le regrette vivement. Je ne sais quelle pensée douce et triste, quel pressentiment, qui tient peut-être à la faiblesse que la maladie m’a laissée, me dit que j’ai joui de mon dernier jour de bonheur. Pourquoi donc l’ai-je goûté sans vous ? Quand mes amis célébraient ma convalescence, ne deviez-vous pas en être témoin ? Vos soins m’ont sauvé la vie, et, dût-elle ne pas être un bienfait pour moi, je chérirai toujours le sentiment qui vous a inspiré le désir de me la conserver.

Vous aviez déjà remarqué les soins de Léonce pour ma belle-sœur ; il cherchait à se la rendre favorable, parce qu’il imaginait que je la choisirais pour l’arbitre de notre sort. Nous ne nous en étions point parlé ; mais il existe entre nos cœurs une si parfaite intelligence, qu’il devine même ce que je ne pense encore que confusément. Mademoiselle d’Albémar, par respect pour la mémoire de son frère, a introduit M. de Valorbe chez moi ; Léonce, qui avait ordonné qu’on lui fermât ma porte pendant que j’étais malade, le voyant amené par mademoiselle d’Albémar, ne s’y est point opposé, et cependant M. de Valorbe gâte assez, selon moi, le plaisir de notre intimité ; mais Léonce met tant de prix à plaire à ma belle-sœur, qu’il ne veut en rien la contrarier. Je remarquais seulement, depuis quelques jours, que toutes les fois que l’on parlait du départ du roi et de la cruelle manière dont il a été ramené à Paris, Léonce cherchait à faire entendre qu’il croyait le moment venu de se mêler activement des querelles politiques ; et il m’était aisé de comprendre que son intention était de me menacer de quitter la France, et de servir contre elle, si je me séparais de lui.

Je cherchais l’occasion de dire à Léonce que, ne me sentant plus la force de me replonger dans l’incertitude qui a failli me coûter la vie, je m’en remettais de mon sort à ma sœur ; je voulais l’assurer en même temps que j’ignorais son opinion ; car, par ménagement pour moi, elle n’a pas voulu, jusqu’à ce jour, m’entretenir un seul instant de ma situation. Mais hier, à six heures du soir, comme je devais descendre pour la première fois dans mon jardin, Léonce et ma belle-sœur me pro-