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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/416

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QUATRIÈME PARTIE.

tenas, elle est instruite de tout ! Il n’est pas dans le caractère de cette femme de cacher ce qui peut être pénible ; elle sait servir utilement plutôt que ménager avec délicatesse.

J’ai demandé à madame d’Albémar ce qu’elle faisait depuis l’absence de Léonce. « Je donne des leçons à Isaure, m’a-t-elle répondu ; je me promène tous les jours seule avec elle, et je ne vois personne. » En achevant ces mots, elle a soupiré, et la conversation est tombée. « Ne serez-vous pas bien aise, ai-je repris, du retour de Léonce ? — De son retour ? m’a-t-elle dit vivement ; qu’arrivera-t-il quand il reviendra ? » Puis s’arrêtant, elle a repris : « Pardonnez-moi, je suis triste et malade. » Et, jouant avec les jolis cheveux de la petite Isaure, elle est retombée dans la distraction. J’hésitai si je me hasarderais à lui parler ; mais elle ne paraissait pas le désirer, et je craignis de me tromper sur la cause de son abattement, ou du moins de lui en dire plus qu’elle n’en savait.

Je l’ai quittée le cœur serré ; elle n’a point essayé de me retenir ; ses manières avec moi étaient moins tendres que de coutume ; et tel que je connais son caractère, c’est une preuve qu’elle éprouve quelque grande peine. Dès qu’elle est heureuse, elle a besoin d’y associer ses amis ; mais je l’ai toujours vue disposée à souffrir seule.

Ah ! de quelles douloureuses pensées n’ai-je pas été occupée en revenant chez moi ! Vous le voyez, il n’existe aucun moyen pour une femme de s’affranchir des peines causées par l’injustice de l’opinion. Delphine, l’indépendante Delphine elle-même en est atteinte et ne peut se résoudre à nous le confier.

P. S. J’en étais là de ma lettre, mademoiselle, lorsque Léonce, que nous n’attendions pas de huit jours, est venu jusqu’à la grille de Cernay pour demander M. de Lebensei ; dès qu’il a su qu’il n’y était pas, il est reparti comme un éclair pour retourner à Paris. Mes gens ont su de son domestique qui le suivait qu’il avait laissé madame de Mondoville à Andelys, et qu’il en était parti tout à coup avec une diligence inconcevable : en arrivant à Paris, il est monté sur-le-champ à cheval pour venir ici sans s’arrêter. Mes gens m’ont aussi dit qu’il avait l’air très-agité, et que dans le peu de mots qu’il leur avait adressés, il avait changé de visage deux ou trois fois. Sans doute il a tout appris, et, sensible comme il l’est à la réputation de Delphine, je frémis de l’état où il doit être : ah ! mon Dieu, que deviendront nos pauvres amis ! Si M. de Lebensei voit Léonce, je me hâterai de vous mander ce qu’il lui aura dit. Adieu, mademoiselle ; combien je suis touchée de votre situation et pénétrée