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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/443

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DELPHINE.

que cette même Delphine, sans un tort réel, par une suite de sentiments bons ou du moins excusables, se verrait réduite à implorer, pour oser reparaître, l’appui d’une femme d’un caractère et d’un esprit si inférieurs, et craindrait comme une puissance ennemie cette même société, ces mêmes hommes qui semblaient ne pas trouver assez d’expressions pour l’enivrer de leurs éloges !

Ah ! quel autre que Léonce pourrait me faire subir le tourment que j’éprouve en courtisant l’opinion ? J’en souffre à chaque heure, à chaque minute ; et cette résolution, une fois prise, exige mille résolutions de détail qui sont toutes également pénibles. Je sais cependant que si rien de nouveau ne traverse ma vie, je me tirerai de ma situation actuelle, je me replacerai dans la société au rang que j’occupais, et que Léonce regrette si vivement. Mais pourrai-je jamais oublier que, pour me relever, il a presque fallu supporter des humiliations ? mon caractère reprendra-t-il son indépendance naturelle ? et retrouverai-je jamais le plaisir et la sécurité que j’éprouvais au milieu du monde, avant qu’il m’eût fait connaître tout à la fois son injustice et son pouvoir ?

Combien vous avez mieux fait, ma chère Élise, de vous résigner noblement à la défaveur de la société ! Il a pu vous en coûter, mais vos ennemis ne l’ont pas su, et vous n’avez pas fait un pas pour les rappeler. Je me replacerai peut-être extérieurement dans la même situation ; mais ce qui me la rendait agréable, mes propres impressions sont changées. Il me faut du calcul et presque de l’art pour captiver de nouveau les suffrages : ce calcul, cet art, m’ont fait découvrir le secret de tout ; les illusions les plus douces se sont dissipées ; j’ai analysé l’amitié comme la haine, et, pour reconquérir la société, je suis forcée de l’étudier sous un point de vue qui lui ôte sans retour le charme qu’elle avait pour moi. Mais Léonce ! à ce nom, les sentiments les plus vrais me raniment ! Oubliez, ma chère Elise, les plaintes auxquelles je me suis livrée sur ce qu’il exige de moi ; il m’en témoigne chaque jour une reconnaissance si tendre, qu’elle doit effacer toutes mes peines.

LETTRE XXIV. — LÉONCE À DELPHINE.
Paris, ce 20 octobre.

J’ai enfin, ma Delphine, une nouvelle heureuse à vous annoncer : madame de Mondoville est revenue depuis quelques