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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/459

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DELPHINE.

chaque forme de la société, me prouvent, non l’intention de me blesser, je le préférerais, mais le sentiment involontaire qui se témoigne à l’insu même de ceux qui l’éprouvent. Si un homme si une femme se permettait de vous dire un mot offensant, vous pourriez, quand vous le voudriez, l’accabler de votre mépris ; et moi, je n’ai pas le droit de mépriser, je suis obligée de ménager tout le monde ; je ne ferais point de tort à celui dont je me plaindrais ; je ne puis risquer de me brouiller avec personne : ainsi dans un rang élevé, avec une fortune considérable, je me vois obligée de jouer le rôle d’une complaisante ; je crains d’exciter la moindre malveillance, et de rappeler aux autres que mon existence dans le monde est précaire, et qu’il ne tiendrait qu’à un ennemi de me l’ôter de nouveau.

Pourquoi, pourrait-on me dire, ne vivez-vous pas dans la retraite ? Ah ! madame, croyez-vous qu’après dix ans d’une vie comme la mienne, je puisse supporter la solitude ? Heureusement encore je suis restée bonne, mais ma sensibilité naturelle n’existe presque plus ; je n’ai rien en moi qui renouvelle mes pensées, et, seule, je suis poursuivie par des souvenirs tristes, contre lesquels je n’ai ni armes ni ressources. Parmi ceux que j’ai cru aimer, il en est que je regrette, mais sans compter sur leur estime, ni pouvoir m’intéresser à moi-même. Je sais bien que je vaux mieux que ma conduite, mais elle ne m’a pas laissé assez d’énergie dans le caractère pour me changer entièrement ; j’ai cessé d’avoir des torts, mais je ne retrouverai jamais le bonheur qu’ils m’ont fait perdre.

Séparé depuis longtemps de mon mari, je n’ai point d’enfants, je suis privée du seul bien qui donne aux femmes un avenir après trente ans ; je crains l’ennui, je crains la réflexion, et je cours de distractions en distractions pour échapper à la vie. Mais vous, noble Delphine, mais vous, votre âme vous appartient encore tout entière ; vos affections sont ou vertueuses ou tout au moins délicates : un esprit étendu vous offre dans la réflexion un intérêt toujours nouveau ; vous avez des envieux et des calomniateurs, mais il n’en est pas un qui pense réellement ce qu’il dit ; pas un qui ne se sentit confondu, si vous daigniez lui répondre ; pas un qui ne vous désirât pour femme ou pour amie, quoiqu’il vous attaque sous ces noms sacrés ; pas un enfin qui, s’il était malheureux ou proscrit, n’enviât le sort de ceux que vous aimez, et peut-être même ne s’adressât à vous qu’il aurait offensée, à vous, mille fois plutôt qu’à ses meilleurs amis.

Courage donc, madame, courage ! la conscience du passé, la