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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/473

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DELPHINE.

tristesse hier en me quittant, ses dernières paroles, ne m’annonçaient-elles pas un projet funeste ? Et la douleur atroce que j’ai éprouvée quand il a disparu n’est elle pas un pressentiment que je ne le reverrai plus ? Il est parti ! répétai-je à M. Barton ; pourquoi ne l’avez-vous pas suivi ? — Il ne l’aurait pas souffert, répondit M. Barton ; il m’a dit qu’il allait chercher un de ses amis pour se rendre ensemble au bal. — Eh bien, eh bien, interrompis-je, déterminée soudain, il est temps encore de se rendre à ce bal masqué : je n’y serai point reconnue ; je reverrai Léonce encore ; je lui parlerai, je l’empêcherai de provoquer M. de Montalte : oui, je tenterai ce dernier effort ; je le dois, je le puis. » Et, sans attendre l’avis de M. Barton, je sonnai pour qu’on m’apportât le domino noir qui devait m’envelopper. M. Barton, ayant vainement essayé de me détourner de mon projet, me proposa de m’accompagner : je lui fis sentir que Léonce, étonné de le voir à ce bal, soupçonnerait la vérité, et s’éloignerait à l’instant même de nous deux.

Au moment où Isaure vit pour la première fois cet habillement de bal, qui lui était tout à fait inconnu, elle en eut peur et vainement mes femmes voulurent la rassurer, en lui disant que c’était une parure de fête ; l’enfant, comme si elle eût été avertie que ce vêtement de la gaieté cachait le désespoir, répétait sans cesse en pleurant : « Est-ce que ma seconde maman va faire comme la première ? est-ce que je ne la reverrai plus ? » Hélas ! pauvre enfant, dis-je en moi même, cette nuit sera peut-être en effet la dernière de ma vie ! Chaque moment de retard me paraissait un danger de plus pour Léonce ; je partis, et M. Barton monta avec moi dans ma voiture, résolu d’y rester pour m’attendre ; enfin j’arrivai à la porte de la fête, je descendis, j’entrai, et là commença pour moi ce supplice qui devait toujours s’accroître, le contraste cruel de tout l’appareil de la joie avec les tourments affreux qui me déchiraient.

Je traversai la foule de ceux qui se trouvaient peut-être tous, alors, dans le moment le plus gai de leur vie, tandis que moi j’ignorais si je ne marchais pas à la mort. Je fus longtemps à parcourir la salle, sans découvrir d’aucun côté ni Léonce, ni M. de Montalte. Errante ainsi sans pouvoir être reconnue, et dans le trouble le plus cruel que je pusse éprouver, des sensations extraordinaires s’emparèrent tout à coup de moi : j’avais peur de ma solitude au milieu de la foule ; de mon existence invisible aux yeux des autres, puisque aucune de mes actions ne m’était attribuée. Il me semblait que c’était mon fantôme qui se promenait parmi les vivants, et je ne concevais pas mieux les