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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/484

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CINQUIÈME PARTIE.

mourir ! un pas, et c’en est fait. Si je vis, à quel avenir je m’expose ! un pressentiment, qui ne m’a jamais trompée, me dit que de nouveaux malheurs me menacent encore. Chaque jour ne m’effacera-t-il pas du souvenir de Léonce, tandis que moi, solitaire, je vais conserver dans mon sein toute la véhémence des sentiments et des douleurs !» Je me livrais à ces réflexions, penchée sur le précipice, et ne m’appuyant plus que sur une branche que j’étais prête à laisser échapper.

Dans ce moment des paysans passèrent, ils me virent vêtue de blanc au milieu de ces arbres noirs ; mes cheveux détachés, et que le vent agitait, attirèrent leur attention dans ce désert ; et je les entendis vanter ma beauté dans leur langage. Faut-il avouer ma faiblesse ? L’admiration qu’ils exprimèrent m’inspira tout à coup une sorte de pitié pour moi-même. Je plaignis ma jeunesse, et, m’éloignant de la mort que je bravais il y avait peu d’instants, je continuai ma route.

Quelque temps après, les postillons arrêtèrent ma voiture, pour me montrer, de la hauteur de Saint-Cergues, l’aspect du lac de Genève et du pays de Vaud ; il faisait un beau soleil ; la vue de tant d’habitations et de plaines encore vertes qui les entouraient me causa quelques moments de plaisir ; mais bientôt je remarquai que j’avais passé la borne qui sépare la Suisse de la France ; je marchai pour la première fois de ma vie sur une terre étrangère.

Ô France ! ma patrie, la sienne, séjour délicieux que je ne devais jamais quitter ! France ! dont le seul nom émeut si profondément tous ceux qui, dès leur enfance, ont respiré ton air si doux et contemplé ton ciel serein ! je te perds avec lui, tu es déjà plus loin que mon horizon, et, comme l’infortunée Marie Stuart, il ne me reste plus qu’à invoquer les nuages que le vent chasse vers la France, pour leur demander de porter à ce que j’aime et mes regrets et mes adieux !

Me voici jetée dans un pays où je n’ai pas un soutien, pas un asile naturel ; un pays dont ma fortune seule peut m’ouvrir les chemins, et que je parcours en entier de mes regards, sans pouvoir me dire : Là-bas, dans ce long espace, j’aperçois du moins encore la demeure d’un ami. Eh bien, je l’ai voulu, j’ai choisi cette contrée où je n’avais aucune relation ; je n’ai pas recherché ceux qui m’aiment, ils auraient pu me demander d’être heureuse : heureuse ! juste ciel !…

Léonce, Léonce ! elle est seule dans l’univers, celle qui t’a quitté ; mais toi, les liens de la société, les liens de famille te restent, et bientôt Mathilde aura sur ton cœur les droits les