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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/495

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DELPHINE.

longtemps ; j’ouvris ma fenêtre, et, considérant le silence de cette ville, si animée il y avait quelques heures, je réfléchis sur le premier don de la nature, le sommeil ; il enseigne la mort à l’homme, et semble fait pour le familiariser doucement avec elle. Quelle égalité règne dans l’univers pendant la nuit ! les puissants sont sans force, les faibles sans maître, la plupart des êtres sans douleur ! Veiller pour souffrir est terrible, mais veiller pour penser est assez doux ; dans le jour, il vous semble que les témoins, que les juges assistent à vos plus secrètes réflexions ; mais dans la solitude de la nuit, vous vous sentez indépendant ; la haine dort, et des malheureux comme vous pourraient seuls encore vous entendre !

Léonce, Léonce ! m’écriai-je plusieurs fois en regardant le ciel, le repos est-il descendu sur toi, et ton cœur agité cherche-t-il aussi quelques idées, quelques sentiments qui fassent supporter la perte de l’espérance ? L’invincible sort s’en va flétrissant toutes les jouissances passionnées, faut-il leur survivre ? Léonce, Léonce ! je me plaisais à dire son nom, à le prononcer dans les airs, pour qu’il me revint d’en haut, comme si le ciel l’avait répété.

Tout à coup j’entendis des gémissements dans une maison vis-à-vis de la mienne ; la fenêtre en était ouverte, et les plaintes arrivaient jusqu’à moi, qui, seule éveillée dans la ville, pouvais seule les entendre. Ces accents de la douleur me touchèrent profondément ; il me semblait que pour la première fois, dans ces lieux, il existait un être qui ne m’était plus étranger, puisqu’il pouvait avoir besoin de ma pitié. J’élevai deux ou trois fois la voix pour offrir mes secours, on ne me répondit pas, et les gémissements cessèrent. Je demandai, le matin, qui demeurait dans la maison d’où j’avais entendu partir des plaintes, et j’appris qu’elle était habitée par une femme âgée et malade, qui souffrait pendant la nuit, mais trouvait assez de soulagement pendant le jour, dans les derniers plaisirs de l’existence physique qu’elle pouvait encore supporter. Voilà donc, me dis-je alors, quelle est la perspective de la destinée humaine ! quand les douleurs morales finiront, les douleurs physiques s’empareront de notre âme affaiblie, et la mort s’annoncera d’avance par la dégradation de notre être ! Oh ! la vie ! la vie ! que de fois, depuis que j’ai quitté Léonce, j’ai répété cette invocation ! mais on l’interroge en vain, en vain on lui demande son secret et son but, elle passe sans répondre, sans que les cris ni les pleurs, la raison ni le courage, puissent jamais hâter ni retarder son cours.