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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/503

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DELPHINE.

rances ? et si je la restreignais par des expressions positives, ne le blesserais-je pas profondément ? Je ne connais rien de si pénible que de voir un homme malheureux, lorsqu’on éprouve un sentiment intérieur de contrainte qui oblige à mesurer les paroles qu’on lui adresse, avec un sang-froid presque semblable à la dureté. J’éprouvais enfin une répugnance invincible pour aller dans la chambre de M. de Valorbe ; autrefois je l’aurais vaincue, cette répugnance ; mais je souffre depuis si longtemps, que j’ai peut-être perdu quelque chose de cette bonté vive et involontaire qui m’entraînait sans réflexion, et souvent même malgré mes réflexions.

Je refusai madame de Cerlebe : elle s’en étonna, et n’insista point ; mais seulement elle me demanda assez froidement la permission de me quitter, pour aller voir dans quel état se trouvait M. de Valorbe. Je fus fâchée d’avoir été désapprouvée par madame de Cerlebe, car je me sens un véritable penchant pour elle, depuis le peu de temps que je la connais. Je descendis lentement son escalier, hésitant toujours, mais toujours animée par le désir de m’éloigner. Quand je fus à peu de distance de la porte, je m’arrêtai, et je vis à la fenêtre une figure presque méconnaissable ; ses regards me parurent fixés sur moi ; je fis quelques pas pour retourner, mais l’idée de Léonce me vint ; je pensai que s’il était là, il me retiendrait. Je levai les yeux vers la fenêtre : il me sembla que le visage de M. de Valorbe exprimait, en me voyant approcher, une joie tout à fait effrayante ; un sentiment de crainte me saisit, et je retournai chez moi sans m’arrêter.

J’ai besoin de savoir, ma sœur, si vous me condamnerez ou si vous m’excuserez ; je me retirerai demain dans un asile où personne du moins ne pourra plus prétendre à me voir.

LETTRE VII. — M. DE VALORBE À M. DE MONTALTE.
Zurich, ce 1er janvier 1792.

Je me trompais, Montalte, lorsque je vous écrivais que madame d’Albémar aurait au moins avec moi les formes polies et douces ; elle n’a pas même voulu s’en donner la peine. Elle a été dans la même maison que moi sans daigner me voir ; elle me savait malade, mourant, mourant pour elle, et quelques pas qui l’auraient amenée près de mon lit de douleur lui ont paru un effort trop pénible ! Je l’ai vue hésiter, revenir, et céder