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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/508

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CINQUIÈME PARTIE.

sont entourés d’amis qui prennent parti pour eux contre eux-mêmes ; mais quand on est vieille, tant de gens trouvent simple que l’on se dévoue, tant de gens l’exigent de vous, que par un mouvement assez naturel on est tenté de se faire une existence d’égoïsme, puisqu’on ne vous tient plus compte de l’oubli de vous-même. Il est des qualités qu’il n’est doux d’exercer que quand les autres s’y opposent ; et croyez-moi, ma sœur, à cinquante ans personne ne nous aime autant que nous nous aimons nous mêmes.

Vous êtes bonne de me proposer de revenir près de vous ; mais nous nous rappellerions notre jeunesse ensemble, et cela fait trop de mal ; j’aime mieux vivre ici, où personne ne m’a connue que telle que je suis. Je m’intéresse à vous, à votre famille ; je vous servirai dans toutes les circonstances ; mais je mourrai dans le couvent où je suis. J’ai vu quelque part, dans les Nuits d’Young, qu’il faut que la vieillesse se promène silencieusement sur le bord solennel du vaste Océan qu’elle doit bientôt traverser ; cela m’a frappé. J’étais bien légère autrefois ; à présent je n’aime que les idées sombres ; je voudrais me persuader que la vie ne vaut rien pour personne, et qu’après moi, l’amour, la beauté, la jeunesse, ont fini.

Vous n’avez pas ces mouvements de tristesse, ma sœur ; votre passion pour votre fils vous en a préservée. Vous savez que le mien m’a abandonnée de très-bonne heure, je n’ai pu retenir aucune affection autour de moi, cependant j’en avais besoin ; mais quand je les ai vues s’éloigner, un sentiment de fierté très-impérieux m’a empêchée de rien faire pour les rappeler. Je me suis tracé une vie qui convient assez à mon caractère. L’extrême sévérité que j’ai établie parmi les religieuses chanoinesses qui me sont subordonnées donne beaucoup de considération à l’abbaye que je gouverne ; et, vous l’avez remarqué comme moi, la considération est la seule jouissance des femmes dans leur vieillesse. Je ne pourrais pas facilement transporter en Espagne l’existence dont je jouis ici, il me faudrait plusieurs années pour préparer ce que je recueille maintenant : je ne dois donc pas songer à me réunir à vous ; mais comptez toujours sur moi comme sur une sœur dévouée à tous vos intérêts, et qui partage la plupart de vos opinions, par goût et par sympathie.