Aller au contenu

Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/52

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
25
PREMIÈRE PARTIE.

mitié pour la diriger ? je révolterais son âme, je la ferais souffrir, et ma conduite ne serait pas véritablement délicate, car il n’y a de délicat que la parfaite bonté. — Mais, lui dis-je alors, vous montrez cependant dans toutes les circonstances une raison si forte… — J’en ai quelquefois, interrompit M. de Serbellane, lorsqu’il ne s’agit que de moi ; mais je trouve une sorte de barbarie dans la raison appliquée à la douleur d’un autre, et je ne m’en sers point dans une pareille situation. — Que ferez-vous cependant, lui dis-je, si madame d’Ervins vient dans ces lieux, si elle se perd, si son mari l’abandonne ? — Je souhaite, madame, me répondit M. de Serbellane, que Thérèse ne vienne point à Paris. Je consentirais au douloureux sacrifice de ne plus la revoir si son repos pouvait en dépendre ; mais si elle arrive ici et qu’elle se brouille avec son mari, je lui dévouerai ma vie ; et, en supposant que les lois de France me permettent le divorce, je l’épouserai. — Y pensez-vous ? m’écriai-je, l’épouser, elle qui est catholique, dévote ! — Je vous parle uniquement, reprit avec tranquillité M. de Serbellane, de ce que je suis prêt à faire pour elle si son bonheur l’exige ; mais il vaut mieux pour tous les deux que nos destinées restent dans l’ordre, et j’espère que vous la déciderez à ne pas venir. — Me permettez-vous de le dire, monsieur ? lui répondis-je ; il y a dans votre conversation un singulier mélange d’exaltation et de froideur. — Vous vous persuadez un peu légèrement, madame, répliqua M. de Serbellane, que j’ai de la froideur dans le caractère ; dès mon enfance, la timidité et la fierté réunies m’ont donné l’habitude de réprimer les signes extérieurs de mon émotion. Sans vous occuper trop longtemps de moi, je vous dirai que j’ai fait, comme la plupart des jeunes gens de mon âge, beaucoup de fautes en entrant dans le monde ; que ces fautes, par une combinaison de circonstances, ont eu des suites funestes, et qu’il m’est resté, de toutes les peines que j’ai éprouvées, assez de calme dans mes propres impressions, mais un profond respect pour la destinée des personnes qui de quelque manière dépendent de moi. Les passions impétueuses ont toujours pour but notre satisfaction personnelle ; ces passions sont très-refroidies dans mon cœur, mais je ne suis point blasé sur mes devoirs, et je n’ai rien de mieux à faire de moi que d’épargner de la douleur à ceux qui m’aiment, maintenant que je ne peux plus avoir ni goût vif, ni volonté forte qui ait pour objet mon propre bonheur. » En achevant ces mots, une expression de mélancolie se peignit sur le visage de M. de Serbellane ; j’éprouvai pour lui ce sentiment que fait naître en nous le mal-